Pour entreprendre l’étude génétique d’un phénomène, il faut, après avoir défini un
phénotype de référence, acquérir un grand nombre de mutants présentant un phénotype
différent. Le but est d’obtenir des mutants dans le nombre maximum des gènes
impliqués dans le phénomène étudié.
Si, à partir d’une mutagenèse et d’un crible, on isole plusieurs mutants de même
phénotype, on n’a aucune garantie qu’ils ne soient pas identiques puisque le protocole
a permis aux mutants apparus de se multiplier, ce qui est utile pour une simple
question d’efficacité du protocole.
Autrement dit, on n’a pas de garantie que les
mutants isolés dans un protocole unique soient « indépendants », c’est-à-dire résultant
d’événements différents de mutagenèse ayant pu toucher des gènes différents
(ou le même gène, mais à des sites différents).
Pour obtenir des mutants indépendants, il est donc nécessaire de faire en parallèle
plusieurs protocoles de mutagenèse/crible de sélection et de ne prendre, dans chacun
des cribles, qu’un seul mutant.
Bien évidemment, deux mutants issus d’un même crible mais ne présentant pas le
même phénotype sont forcément différents et donc indépendants.
Mutants létaux conditionnels :
Les mutations affectant le métabolisme ou apportant une résistance à un toxique sont
faciles à étudier chez la bactérie ou la levure car elles sont viables dans un milieu
spécifique.
Mais il est de nombreux gènes, éventuellement plus intéressants que les gènes du
métabolisme, pour lesquels, du fait de leur fonction, les mutants ne sont jamais
viables car ne peuvent être « sauvés » par la mise à disposition d’un milieu
spécifique; il en va ainsi des gènes essentiels à la machinerie moléculaire de la
cellule (duplication et conformation de l’ADN, transcription, traduction, cytosquelette,
gestion du cycle cellulaire, machinerie de la mitose ou méiose etc.).
Or l’identification d’un gène et son analyse passant obligatoirement par l’obtention
d’un mutant, la seule façon d’obtenir des mutants pour de tels gènes est d’avoir
des mutants létaux conditionnels, notamment chez la bactérie ou la levure.
Ces
mutants sont létaux puisque la perte de fonction de tels gènes est létale, mais ils sont
mutés de façon telle, que cette létalité ne survient que dans certaines conditions de
milieu, ce qui revient à dire qu’ils sont viables dans d’autres conditions de milieu.
Le plus souvent, chez la levure ou la bactérie, les mutants létaux conditionnels
sont « thermosensibles »; la mutation affectant le gène est une mutation faux-sens
qui, par la substitution d’acide aminé qu’elle entraîne dans le produit du gène,
n’affecte pas son activité biologique mais le rend thermoinstable.
À la température
dite « permissive », le produit est stable et le mutant est viable, à une température
plus élevée dite « non permissive », le produit est instable et le mutant est létal.
Quand la température non permissive est plus basse que la température permissive,
les mutants sont dits « cryosensibles ».
L’isolement, chez la bactérie ou la levure, de mutants létaux conditionnels est
réalisé le plus souvent par un crible négatif, par comparaison de boîtes mères
d’étalement à la température classique de 37 °C ou 20 °C du sauvage, et réplique de
ces boîtes à une température plus ou moins élevée, afin de repérer les colonies incapables
d’y pousser.
Il est parfois utile, pour l’analyse génétique d’un gène, de disposer non d’un létal
conditionnel (mutation faux-sens) mais d’une perte de fonction qui ne peut être que
létale.
On peut alors (voir exercice 8.5) utiliser la découverte de suppresseur thermosensible
de non-sens pour cribler dans le gène étudié des mutations nonsens
de perte de fonction, dont l’effet létal sera « supprimé » par l’action du suppresseur,
dans les conditions permissives de celui-ci.
Définition et utilité des chromosomes balanceurs dans la
génétique de la drosophile :
Un chromosome balanceur est un chromosome porteur d’un complexe d’inversion.
Cette situation bloque la formation de crossing-over et, au pire, si un crossing-over
survient, à la méiose, chez une drosophile porteuse d’un chromosome balanceur et d’un chromosome normal, il se fait presque obligatoirement dans une boucle d’inversion,
ce qui aboutit à des chromatides remaniées porteuses de délétions ou de duplication
rendant inviables les gamètes ou les embryons conçus par ces gamètes.
Il ne
subsiste donc, en pratique, que les gamètes porteurs de chromatides non remaniées,
ce qui revient à dire que « tout se passe comme s’il n’y avait pas de crossing-over
entre un balanceur et un chromosome normal ».
Afin de pouvoir repérer les organismes porteurs d’un chromosome balanceur,
celui-ci est porteur d’une mutation affectant de manière dominante un caractère
morphologique (forme de l’oeil ou de l’aile).
Enfin un chromosome balanceur est porteur d’une mutation létale ou stérile récessive
(celle-ci pouvant être la même que la mutation morphologique dominante : la
mutation curly est viable chez les hétérozygotes cy//cy+ et conduit alors à un phénotype
d’aile à l’extrémité recourbée, elle est létale chez les homozygotes cy//cy).
L’utilité des balanceurs et leur utilisation comme outil génétique vient des
propriétés énoncées ci-dessus.
• Les balanceurs permettent de garder en stock une mutation létale récessive portée
par un chromosome normal.
En effet, supposons une mutation létale l sur le chromosome II, celui-ci étant
noté II-l, et un chromosome balanceur du II, noté Bal-II.
La souche Bal-II//II-l
s’autoentretient puisque seuls les hétérozygotes sont viables.
• Les balanceurs permettent de cribler de telles mutations létales.
En effet, supposons
qu’on croise un mâle irradié avec une souche porteuse du balanceur Bal-II, les
diploïdes F1 obtenus, porteurs de Bal-II (repérables grâce à la mutation morphologique
dominante) seront soit Bal-II//II+, si le gamète apporte un chromosome II
non muté, soit éventuellement Bal-II//II-l, si le gamète est porteur d’une mutation
létale survenue sur le chromosome II lors de l’irradiation des cellules germinales du
parent mâle (toutes les cellules germinales n’ont pas été touchées de la même
manière par l’irradiation).
Chacun de ces descendants F1, de phénotype sauvage (puisque l’éventuelle mutation
l ne peut qu’être récessive), est alors isolé dans un tube et croisé avec un
nouveau porteur de Bal-II, de sorte que tous les descendants F2 porteurs de Bal-II
sont forcément de même génotype, soit Bal-II//II+ dans le premier cas, soit Bal-II//II-l,
dans le deuxième cas.
On peut alors tester l’existence d’une mutation létale l en croisant entre eux les
descendants F2 de chaque tube.
Si les individus F2 sont Bal-II//II+, on aura des
descendants F3 de phénotype sauvage (sans le phénotype de la mutation dominante
du balanceur) car de génotype II+//II+; au contraire, si les organismes F2 sont de
génotypes Bal-II//II-l, les seuls descendants viables F3 seront alors les génotypes
Bal-II//II-l de phénotype non sauvage puisque porteur d’un balanceur (les génotypes
Bal-II//Bal-II et II-l//II-l étant létaux).
La mutation l ainsi criblée est en même temps obtenue dans sa souche de stockage !
Il reste alors à la localiser par l’étude de croisements appropriés puis, à définir à quelle
étape du développement s’exprime la létalité, enfin quelle est la fonction du gène muté.
Mutagenèse
ciblée :
Les technologies développées en biologie moléculaire permettent aujourd’hui de
« cibler » la mutagenèse non seulement en choisissant le gène à muter (à condition
qu’il ait déjà été identifié et que sa séquence sauvage soit clonée) mais en déterminant
aussi le site de mutation dans le gène et la nature de la modification nucléotidique.
Ces manipulations sont faites in vitro, le gène étant inséré dans un vecteur
moléculaire, puis ce vecteur est utilisé pour transformer des cellules d’une manière
telle que le gène manipulé in vitro, le transgène, vienne remplacer le gène résident.
De la même manière, le vecteur peut amener un transgène qui, étranger ou non au
génome de l’espèce, vient s’adjoindre au génome et permet d’obtenir un OGM
(organisme génétiquement modifié).
Dans le cas de la bactérie ou de la levure, organismes unicellulaires, le protocole
s’arrête là, les cellules génétiquement modifiées sont en elles-mêmes des OGM;
dans le cas d’organismes diploïdes à reproduction sexuée, les cellules génétiquement
modifiées ont été obtenues et cultivées in vitro et doivent être utilisées pour
reconstituer un organisme entier si le but est d’avoir un OGM.
Chez les végétaux le clone de cellules génétiquement modifiées est stimulé afin
qu’il se différencie en une plantule à l’origine d’un OGM végétal.
Chez la souris, les
cellules génétiquement modifiées sont agrégées à un blastocyste issu d’une fécondation
in vitro puis réimplantées chez une femelle porteuse; les descendants F0 sont
chimériques et peuvent contenir, dans leur tissu germinal, des cellules génétiquement
modifiées à l’origine de gamètes génétiquement modifiés à partir desquels on
peut, à la génération suivante, obtenir des descendants F1 hétérozygotes pour la
modification génétique, puis, par croisement des F1, obtenir des F2 homozygotes.
Chez la drosophile, on injecte directement le vecteur (un élément transposable de
type P) dans l’oeuf dont le développement est externe et donne les F0.
Exercices :
Exercice 8.1
Isolez chez la levure, des mutants d’incapacité de croissance sur galactose,
phénotype noté [gal–]. Définissez les diverses étapes et précisez, à chaque
fois, les milieux de croissance.
➤ Niveau Licence (L1, L2)/Définitions des objectifs.
Maîtriser les paramètres et les étapes d’un protocole de crible négatif.
Solution
• Induction de mutants. On fait agir un mutagène sur des cellules [gal+] en culture dans un
milieu contenant une autre source de carbone que le galactose pour que d’éventuels mutants
[gal–] puissent s’y développer.
Noter que, pour des mutants auxotrophes, il faut ajouter le
produit que le mutant est censé ne pas pouvoir synthétiser, tandis que, pour un mutant d’incapacité
d’utilisation d’un métabolite, il est inutile de mettre ce métabolite.
• Enrichissement en mutants.
Après lavage des cellules, on les place dans un milieu additionné
de mycostatine, avec galactose comme seule source de carbone, les éventuels mutants
[gal–] restant en phase stationnaire échappent à l’effet de la mycostatine qui va, au contraire,
tuer la plus grande partie des cellules restées [gal+] à l’issue de la mutagenèse.
• Crible négatif de sélection. On étale les survivants sur des boîtes Mo (glucose) et on
réplique sur des boîtes Mo (galactose); les colonies des boîtes mères qui ne poussent pas sur
les répliques sont [gal–].
Exercice 8.2
Dans le cadre de la théorie de la régulation transcriptionnelle, un système
inductible avec régulation négative suppose un gène régulateur spécifiant
une protéine « répresseur » (le gène I dans le cas de l’opéron lactose) et une
séquence cible permettant la fixation du répresseur sur le promoteur du gène
qu’il régule (la séquence dite opératrice dans le cas de l’opéron lactose).
Le répresseur est un produit diffusible qui agit en trans sur l’opérateur du
gène qu’il régule, on peut s’attendre à ce que des mutations amorphes
(perte de fonction) de son gène soient récessives, et que d’éventuelles
mutations hypermorphes (effet amplifié), notées IS pour l’opéron lactose,
soient, si elles existent, dominantes, aussi bien sur l’expression de l’opéron
en cis que sur l’expression d’un autre opéron, en trans.
Au contraire, des mutations dans l’opérateur de l’opéron, empêchant la
fixation du répresseur, auraient un effet sur la régulation en permettant la
transcription, aussi bien en présence qu’en absence de lactose.
Ces mutations,
dites constitutives et notées oc, auraient un effet cis-dominant, elles
ne permettraient que l’expression constitutive de l’opéron muté, et nullement
celle d’un autre opéron en trans qui resterait sous la dépendance de
son opérateur sauvage.
C’est en montrant l’existence de ce type de mutations, Is et oc, que François
Jacob et Jacques Monod ont pu valider leur modèle de régulation de
l’opéron lactose.
Dans leurs recherches, François Jacob et Jacques Monod disposaient d’une
souche diploïde partielle (pour la région de l’opéron) de E. coli de génotype
I+Z+Y+/F′I+Z+Y+, de boîtes de milieu minimum avec glycérol, dans
lesquelles on pouvait ajouter de l’IPTG (inducteur très puissant de la transcription
de l’opéron) et/ou du X-gal (colore les colonies en bleu, en
présence de β-gal).
On rappelle que, dans ce modèle, I correspond au gène du répresseur, Z
et Y, les deux premiers gènes de l’opéron lac, codent respectivement pour
la β-galactosidase et la perméase au lactose.
Vous décrirez avec précision chacun des cribles leur ayant permis d’isoler
des mutants Is ou oc, en partant de l’effet biologique de chaque mutation, en définissant un crible phénotypique de cet effet, en montrant, à chaque
fois, pourquoi il est nécessaire d’utiliser des souches diploïdes pour l’opéron
lactose plutôt que des souches haploïdes.
➤ Niveau Licence (L3)/Définitions des objectifs.
– Suppose une connaissance minimale de l’opéron lactose.
– Définir les paramètres de visualisation des mutants en fonction des effets biologiques
attendus des mutations.
– Montrer que le contexte génotypique cible le type de mutants qu’un crible
permet d’isoler.
Solution. Une mutation Is conduit à la présence d’un surépresseur et à la diminution, voire
l’abolition, de la transcription de l’opéron, donc à l’absence de β-galactosidase.
Cette absence de β-galactosidase peut être phénotypiquement mise en évidence par la
présence de colonies blanches sur un milieu additionné d’IPTG et de X-gal, où les colonies
non mutées seront bleues (l’IPTG induit la transcription de l’opéron et la synthèse de β-gal et
le X-gal permet la coloration en bleu).
Si on mutagénise des cellules haploïdes, la plupart des mutants [colonies blanches en
présence de X-gal et IPTG] seront tout simplement Z–, mutés dans le gène de structure de la
β-galactosidase.
Au contraire, si on mutagénise des diploïdes, les doubles mutants Z–/Z– sont trop improbables
(deux événements mutationnels indépendants sur chacun des deux gènes Z !) et les seuls
mutants incapables de faire de la β-galactosidase malgré la présence d’IPTG ne peuvent être
a priori que Is, s’ils existent.
La diploïdie permet de cibler la seule sélection de mutants IS qui sont certainement beaucoup
plus rares que des mutants Z–, ce qui n’est pas un problème chez la bactérie puisqu’on peut mutagéniser des milliards de cellules.
Bien évidemment, on s’attend à ce que de telles mutations aient un effet dominant, ce qui a
été vérifié par tests de diploïdie.
Une mutation oc conduit à l’expression constitutive de l’opéron et à la présence de β-galactosidase,
même en absence d’IPTG.
Cette présence constitutive de β-galactosidase peut être phénotypiquement mise en évidence
par la présence de colonies bleues sur un milieu additionné de X-gal mais sans IPTG, où les
colonies non mutées seront blanches (l’absence d’IPTG y entraînant l’absence de β-gal par
absence de transcription de l’opéron et de coloration bleue malgré la présence de X-gal).
Si on mutagénise des cellules haploïdes, la plupart des mutants constitutifs seront tout
simplement I–, mutés dans le gène du répresseur.
Au contraire, si on mutagénise des diploïdes, les doubles mutants I–/I– sont trop improbables
(deux événements mutationnels indépendants sur chacun des deux gènes I !) et les seuls
mutants capables de produire de la β-galactosidase malgré l’absence d’IPTG ne peuvent être
a priori que oc sur l’un des deux opérons, si de telles mutations existent.
Là encore, partir de diploïdes permet de cibler les mutants oc, alors qu’à partir des haploïdes,
on aurait obtenu essentiellement des mutants I–.
Bien évidemment, on s’attend à ce que de telles mutations aient un effet cis-dominant, ce qui
a été vérifié par tests fonctionnels des diploïdes ocZ+/o+Z– et o+Z+/ocZ–.
Bien qu’hétérozygotes pour les mêmes mutations, ces deux génotypes présentent des phénotypes
opposés, le premier produit de la β-gal de manière constitutive (colonies bleues en présence de X-gal et en absence d’IPTG) alors que le second est inductible (colonies bleues
en présence de X-gal mais seulement en présence d’IPTG), parce que la mutation oc n’a
d’effet (pas de fixation possible du répresseur) que sur le seul opéron en aval (cis-dominance),
avec Z+ dans le premier cas, et Z– dans le second.