Tout phénomène biologique résulte, dans un milieu donné, de l’interaction des
produits de plusieurs gènes agissant en chaîne et/ou en réseau.
La puissance de l’analyse ou dissection génétique d’un tel phénomène provient de
sa capacité à l’étudier par une démarche réductionniste qui consiste à obtenir des
mutants dont le génotype n’est muté que dans un seul ou quelques-uns seulement
des gènes de la chaîne et/ou du réseau causal du phénomène.
Dans ce but, on commence par définir, pour le phénomène (ou caractère) étudié
un phénotype de référence résultant du génotype de référence de la souche pure de
référence parfois appelée sauvage, par rapport à laquelle on estimera les variations
phénotypiques et génotypiques des mutants.
Toute la démarche expérimentale du généticien consistera alors, par des croisements
appropriés entre la souche de référence et les variants (ou mutants), puis entre
mutants, à établir si les différents mutants sont simples (mutés dans un seul des
gènes du réseau) ou multiples, s’ils sont mutés dans le ou un même gène, ce qui
permettra de dénombrer les gènes impliqués dans le phénomène, à condition d’avoir
pu tous les toucher à travers l’obtention d’un grand nombre de mutants indépendants.
Il est donc évidemment crucial, pour la réussite d’une analyse génétique, de
disposer du plus grand nombre possible de mutants afin de maximiser la probabilité
d’avoir au moins un mutant dans chacun des gènes impliqués dans le phénomène
étudié.
La sélection de mutants est donc la première des opérations que doit réaliser
le généticien qui entreprend l’analyse génétique d’un phénomène biologique; c’est
aussi souvent la plus difficile, celle qui requiert la plus grande intelligence et le plus
d’astuces afin d’être rapide et efficace.
Les recherches en génétique recèlent de très nombreux protocoles particuliers de
sélection de mutants (illustrés notamment par quelques exercices) et ce chapitre est
simplement destiné à présenter certains des concepts clefs des protocoles classiques
de la sélection de mutants.
Mutants
de perte et de gain de fonction phénotypique :
A - Mutants spontanés et mutants induits
:
Les premiers généticiens sont partis de variants naturels ou spontanés (pois verts ou
jaunes, drosophiles aux yeux briques ou blancs) mais leur nombre étant limité, ils se
sont vite engagés dans la sélection de mutants après les avoir induits (voir exemples
plus loin) quand on eut découvert l’existence d’agents mutagènes, notamment les
radiations ionisantes (travaux de Hermann Muller et Timofeef-Resovski dans les
années 1930)
Le principe général de l’induction de mutants est de soumettre un organisme ou
une population d’organismes à l’action d’un mutagène physique (rayonnements) ou
chimique (analogue de base, agent alkylant ou intercalant…).
Dans le cas de bactéries ou de levures, on obtiendra une population hétérogène
contenant toutes les cellules demeurées sauvages et des mutants spontanés ou induits
par mutagenèse, dont ceux recherchés mais aussi d’autres.
Dans le cas de diploïdes
stricts, on obtiendra, après mutagenèse d’un organisme, une population de gamètes
parmi lesquels il conviendra, après les avoir récupérés par fécondation avec ceux
d’un parent non mutagénisé, de rechercher lequel d’entre eux était porteur de la
mutation conférant un phénotype mutant.
B - Mutants de gain de fonction
:
L’isolement de mutants impose une double contrainte.
D’une part, leur phénotype
doit varier suffisamment du phénotype de référence pour qu’ils puissent s’en distinguer,
d’autre part, ils doivent être viables pour qu’on puisse les récupérer pour les
étudier.
La double contrainte de l’isolement de mutants est aisément satisfaite dès lors que
le phénotype mutant se distingue du phénotype de référence par un gain de fonction :
le mutant a acquis quelque chose dont le sauvage est dépourvu, par exemple, une
résistance à un toxique ou toute autre propriété dont est dépourvue la souche de
référence.
L’isolement de tels mutants est alors simple dans son principe et fait appel à un
crible positif de sélection.
En soumettant la souche de référence à l’effet d’un mutagène, on génère une
collection d’organismes mutés.
Il suffit de transplanter tous ces organismes dans un
milieu qui requiert pour la survie la propriété dont ne sont pourvus que les mutants recherchés (gain de fonction) pour les isoler automatiquement; le milieu agit directement
comme un crible positif de sélection des mutants recherchés.
Exemple 1. Coli sauvage est sensible à la streptomycine, on étale 109 cellules d’une
culture en phase exponentielle sur une boîte de milieu minimum Mo et on obtient un
tapis; mais si on étale la même quantité de cellules sur une boîte additionnée de
streptomycine, seuls les mutants résistants apparus spontanément sont capables de
s’y développer et on observera, éventuellement, une seule colonie issue de ce mutant
sur la boîte.
Exemple 2. On souhaite transformer une bactérie ou une levure en lui apportant un
plasmide (petit ADN circulaire ayant une origine de réplication autonome) luimême
porteur d’un transgène.
Il est utile que de tels plasmides soient porteurs d’un
gène de sélection positive, par exemple un gène de résistance à un antibiotique
comme la kanamycine ou la néomycine, ce qui permettra de récupérer les seules
cellules ayant acquis le plasmide sur un milieu de culture additionné de l’antibiotique
de sélection.
Remarque 1. Du fait de son efficacité (seuls les mutants ou les transformés
sont criblés) et de sa rapidité, un crible de sélection positive sera toujours
recherché et privilégié.
Remarque 2. Il convient de noter qu’un mutant existe préalablement à son tri
par le crible de sélection; en d’autres termes, ce n’est pas la streptomycine qui
aurait fait « apparaître » des mutants résistants, ils existaient préalablement à
l’exposition à la streptomycine qui n’a fait que les révéler.
Les expériences capitales de Salvador Luria & Max Delbrück, de Josuah
Lederberg & Lederberg et de Newcomb l’ont démontré amplement.
Cette remarque n’est pas anodine quand on connaît le pourcentage important
de biologistes qui, spontanément
– comme Monsieur Jourdain faisait de la
prose
– ont une vision encore très « lamarckienne » des phénomènes naturels,
notamment évolutifs.
Remarque 3. Un gain de fonction phénotypique n’a pas d’interprétation génétique
et fonctionnelle simple.
La résistance à la rifampicine chez coli résulte
d’une mutation dans le gène d’une sous-unité de l’ARN-polymérase la
rendant insensible à l’action de l’antibiotique, et correspond, au niveau du
gène à une mutation faux-sens modifiant légèrement la conformation 3D, sans
altérer son activité biologique; il n’y a pas de perte de fonction du gène muté.
La résistance au phage λ résulte le plus souvent d’une mutation dans le gène
de la perméase au maltose qui sert de récepteur à ce phage.
Dans ce cas, le
gain de fonction (résistance à λ) correspond, au niveau du gène de la perméase
et de son produit comme au niveau du phénotype de métabolisation du
maltose, à une vraie perte de fonction (absence de perméase et incapacité de
croissance sur maltose).
C - Mutants de perte de fonction
:
Un mutant qui se distingue du phénotype de référence par la perte d’une propriété
n’est pas aussi facile à isoler qu’un mutant de gain de fonction, car il est nécessaire
d’opérer en deux temps par la mise en oeuvre d’un crible négatif de sélection.
En effet, les mutants spontanés ou induits par mutagenèse qui forment, comme
toujours, une sous-population mélangée à celle d’autres mutants et à celle de tous les
organismes demeurés sauvages, ne peuvent pas être mis dans un milieu ou ils
seraient seuls capables de se développer puisqu’ils n’ont pas acquis une propriété
biologique par rapport aux sauvages, mais qu’ils en ont perdu une.
Il faut donc récupérer l’ensemble mutés + sauvages dans un milieu adéquat à leur
développement, puis les transférer dans un milieu adéquat au seul développement
des sauvages, ce qui permet alors d’identifier les mutants de perte de fonction par
leur incapacité à se développer dans le deuxième milieu.
Evidemment, un crible négatif de sélection suppose qu’on peut récupérer les
mutants viables, au moins sur le premier milieu, afin d’en entreprendre l’étude
génétique.
Exemple. Induction et sélection de mutants du métabolisme incapables d’assurer la
biosynthèse de la valine, chez la levure.
a) Isolement des mutants
Partant d’une souche de phénotype [val+], on cherche à isoler des mutants [val–].
La
double contrainte d’isolement des mutants est satisfaite de la manière suivante :
– distinction phénotypique, sauvage et mutant peuvent être distingués par le fait que
[val+] peut pousser sur un milieu minimum Mo aussi bien que sur un milieu Mo
supplémenté en valine, tandis que le mutant ne poussera que sur ce dernier milieu;
– viabilité du mutant, il est viable, à condition d’être cultivé en présence de valine.
b) Induction des mutants
Il faut donc soumettre à un agent mutagène une souche [val+] cultivée dans un
milieu Mo additionné de valine afin que les mutants induits puissent y survivre, et
même s’y multiplier.
c) Sélection des mutants [val–]
On étale les cellules sur une boîte Mo + valine et toutes y donnent des colonies. Puis,
avec la technique du velours, on fait des répliques sur une boîte de milieu Mo où
seules les [val+] peuvent pousser, ce qui permet d’identifier sur les boîtes mères les
colonies [val–] qui n’ont pas donné de colonies sur la réplique.
d) Enrichissement en mutants
Le problème posé par un crible négatif est le nombre élevé d’organismes à cultiver
ou à observer dans le premier milieu, ce qui rend ce crible lourd et coûteux.
Si il y a
un mutant [val–] pour 107 cellules restées [val+], et qu’on peut étaler au maximum 1 000 cellules par boîte afin d’y obtenir 1 000 colonies isolées, alors il faudrait étaler
10 000 boîtes et faire 10 000 répliques.
C’est pourquoi on intercale toujours, quand on le peut, entre l’induction et la
sélection de mutants, une étape d’enrichissement en mutants.
Elle permet de tuer
sélectivement les non-mutants tout en préservant les mutants, ce qui diminuera
d’autant la lourdeur du crible négatif.
Dans l’exemple présent, on reprend la population issue de l’induction, on lave les
cellules et on les place dans un milieu Mo (donc sans valine) additionné de mycostatine,
très toxique pour les cellules en croissance (le blocage de la polymérisation de
la paroi glucidique par la mycostatine entraînant la lyse des cellules en croissance).
Dans un tel milieu, les cellules [val+] se développent et meurent, tandis que les
cellules [val–], incapables de se développer, restent en phase stationnaire et échappent
à l’action de la mycostatine.
Celle-ci peut faire chuter le rapport [val+]/[val–] de
107 à 103, ce qui nécessitera, pour la sélection par crible négatif, d’étaler 1 boîte au
lieu de 10 000 !
Remarque 1. La pénicilline est l’agent d’enrichissement utilisé chez la bactérie,
elle a la même conséquence biologique que la mycostatine chez la levure.
Remarque 2. C’est ainsi qu’on a pu obtenir facilement de très nombreux
mutants du métabolisme chez la bactérie ou la levure, alors que la sélection de
tels mutants chez la souris ou même la drosophile ne serait pas évidente.
Chez
l’homme, comme chez la souris, les mutants connus du métabolisme sont,
pour la plupart, spontanés et ont été identifiés par les phénotypes pathologiques
(phénylcétonurie).