L’agranulocytose se définit comme l’absence totale de
polynucléaires neutrophiles circulants.
On groupe sous
ce terme les neutropénies sévères (polynucléaires neutrophiles
o 0,3 x 109/L), exposant aux mêmes complications
infectieuses.
L’Organisation mondiale de la santé définit une neutropénie
de grade IV lorsque le chiffre des polynucléaires
est inférieur à 0,5 x 109/L.
Les agranulocytoses aiguës ont pour la plupart une origine
médicamenteuse.
Elles sont réversibles et leur pronostic,
lié aux complications infectieuses, est amélioré
par une réanimation bien conduite.
C’est cependant une
urgence médicale du fait du risque d’infection systémique
foudroyante.
Sont exclus de cette étude, les cas comportant des cytopénies
sur plusieurs lignées hématopoïétiques, les neutropénies
sévères mais prévisibles liées aux chimiothérapies
anticancéreuses.
Étiologie
:
Agranulocytoses médicamenteuses
:
Parmi les accidents hématologiques toxiques, elles sont
les plus fréquentes.
Elles sont cependant peu courantes
(un peu moins de 5 cas par million d’habitants et par
an).
Il existe une très importante susceptibilité individuelle
et les cas sont essentiellement féminins.
De nombreuses
familles de médicaments ont été incriminées.
Leur recensement n’est pas définitif et il faut être attentif
à toute nouvelle toxicité, souvent dépistée par l’intermédiaire
des centres de pharmacovigilance.
Les agranulocytoses médicamenteuses relèvent de 2 mécanismes
possibles sans qu’un mécanisme puisse toujours être
clair pour un médicament donné ou invariablement en cause
pour un même médicament.
1- Mécanisme immunologique
:
C’est le mécanisme probablement le plus fréquemment
en cause.
L’accident médicamenteux est indépendant de la dose
administrée.
Il nécessite un contact préalable avec le
médicament, l’accident ne survenant jamais après une
première introduction.
Le délai entre premier contact et
réintroduction n’a aucune importance (passé un délai de
8-10 jours nécessaire à la synthèse des anticorps).
Lors
de la réintroduction du médicament, la disparition des
neutrophiles est rapide en quelques heures.
Un facteur génétique intervient et il a été démontré dans
certains cas d’agranulocytose immunologique une association
avec certains haplotypes HLA (human leucocyte
antigen) classe II.
2- Mécanisme toxique
:
Ici, la toxicité est dose-dépendante, apparaissant lors de
traitements prolongés avec aggravation progressive lors
de la poursuite du traitement.
Une seconde administration
du médicament n’entraînera pas de toxicité si les
doses sont plus faibles, mais sera à nouveau toxique
lorsque des doses plus importantes seront atteintes.
Il existe une susceptibilité individuelle (soit une sensibilité
des progéniteurs médullaires au médicament qui pourrait
révéler une anomalie latente, soit une perturbation
du métabolisme du médicament qui augmente sa toxicité).
Le tableau indique les principaux médicaments pour lesquels
une responsabilité est reconnue.
La plupart de ces
médicaments sont susceptibles de toxicité sur les autres
lignées hématopoïétiques (plaquettaire en particulier).
Diagnostic positif
:
A - Signes cliniques :
Le début est brutal, survenant 8 à 15 jours après le début
du traitement impliqué ou immédiatement lors d’une
nouvelle administration dans le cas d’un mécanisme
immunologique.
Cependant, dans le cas d’un mécanisme
toxique, les signes peuvent apparaître beaucoup
plus longtemps après l’exposition médicamenteuse.
1- Syndrome infectieux
:
C’est l’élément clinique dominant.
La fièvre est élevée (> 38 °C), avec frissons, tachycardie,
parfois associée à un choc inaugural.
Certaines localisations infectieuses sont particulières :
localisations bucco-pharyngées (amygdales, voile du
palais), des gencives (lésions ulcéro-nécrotiques aphtoïdes),
candidose digestive sévère, foyers pulmonaires
systématisés, localisations périnéales pouvant s’associer
à des cellulites extensives.
D’autres ne sont pas particulières à l’agranulocytose :
infection urinaire, infection cutanée.
Par rapport à un sujet non neutropénique, l’expression
clinique des infections est modifiée en cas de neutropénie
sévère : les signes locaux sont modérés, les signes
généraux sont majorés.
Une fièvre isolée sans point d’appel localisé est l’expression
la plus habituelle de l’infection au début.
Elle
peut être aussi l’expression d’une bactériémie ou d’une
infection viscérale grave menaçant la vie du patient.
2- Examen clinique
:
L’examen ne montre pas d’hépatosplénomégalie, parfois
des adénopathies inflammatoires en regard d’un
foyer infectieux (oto-rhino-laryngé par exemple) .
B - Signes hématologiques :
1- Hémogramme
:
Les globules blancs sont diminués, habituellement inférieurs
à 2 x 109/L.
Les polynucléaires neutrophiles sont
inférieurs à 0,3 x 109/L (c’est la valeur absolue du
chiffre des neutrophiles qui est à prendre en compte).
Le
reste de la formule leucocytaire montre une majorité de
lymphocytes, quelques monocytes, parfois une discrète
éosinophilie (traduisant une réaction allergique).
Il n’y a
pas de forme anormale circulante.
L’hémoglobine et les
plaquettes sont classiquement normales mais on trouve
assez fréquemment une anémie ou une thrombopénie
modérées.
2- Myélogramme
:
La cellularité médullaire est normale ou légèrement
diminuée.
Il n’y a pas de cellule anormale.
L’atteinte de
la lignée granuleuse est élective : soit absence totale
d’éléments granuleux, soit blocage de maturation à un
stade précoce (myéloblaste-promyélocyte), ou plus tardif (myélocyte-métamyélocyte) avec excès d’éléments à
ce stade et absence d’éléments granuleux au-delà.
Il
existe une lympho-plasmocytose, parfois importante,
des macrophages.
Les lignées érythroblastique et mégacaryocytaire
sont normales.
C - Examens paracliniques :
• Les examens d’imageries (radiographie, échographie,
scanner) sont souvent peu parlants au début de l’infection.
Une radiographie thoracique doit être systématique.
• Les examens endoscopiques sont des techniques invasives
à haut risque infectieux et leurs indications sont
limitées.
• Les prélèvements bactériologiques sont indispensables
pour préciser la nature des agents infectieux en
cause : hémocultures répétées, prélèvements locaux
[ORL, peau, muqueuses, urines, liquide céphalorachidien
(LCR)…]
Leurs résultats ne seront pas attendus pour la mise en
route du traitement mais seront utiles pour une adaptation
ultérieure de l’antibiothérapie.
Les infections à germes Gram positifs sont les plus fréquentes,
représentant plus de 60 % des infections microbiologiquement
documentées : staphylocoque coagulase
négatif, Staphylococcus aureus, Staphylococcus epidermidis,
streptocoques.
Les infections à germes Gram négatifs sont surtout
d’origine endogène (Escherichia coli, Klebsiella,
Pseudomonas).
Les Pseudomonas sont les germes les
plus redoutables.
Les infections fongiques (Candida) se voient lors des
neutropénies prolongées et chez le sujet immunodéprimé.
Malgré la répétition des prélèvements bactériologiques,
la proportion d’épisodes fébriles documentés chez les
patients neutropéniques sévères n’est que de 25 %.
Diagnostic différentiel
:
A - Sur l’aspect du myélogramme
:
On peut exceptionnellement discuter :
– une leucémie aiguë myéloblastique ou promyélocytaire
devant un excès de cellules jeunes ;
– une anémie réfractaire avec excès de blastes ;
– une maladie de Waldenström ou un myélome sur une
lympho-plasmocytose ou plasmocytose importante.
B - Discussion avec les autres neutropénies
sévères :
– Chimio-induites, attendues et toujours associées à une
toxicité sur les autres lignées.
– Virales : mononucléose infectieuse, cytomégalovirus, parvovirus B 19, hépatite virale, virus de l’immunodéficience
humaine.
– Les autres neutropénies n’atteignent qu’exceptionnellement
le stade d’agranulocytose.
Diagnostic évolutif et diagnostic
de gravité :
A - Évolution
:
L’agranulocytose est une affection transitoire.
La récupération hématologique se fait entre 3 à 15 jours
selon le degré d’atteinte médullaire, exceptionnellement
davantage.
La récupération des polynucléaires se fera en
quelques jours en cas de moelle riche, avec blocage de
maturation granuleuse.
Elle sera plus longue en cas
d’hypoplasie de la lignée granuleuse.
La récupération
se manifeste par une montée des monocytes, suivie,
48 heures plus tard, des polynucléaires neutrophiles.
Une période régénérative avec hyperleucocytose neutrophile, myélémie et augmentation des plaquettes est
habituelle.
Lorsque le mécanisme toxique direct est en cause, il persiste
souvent après récupération hématologique un dommage
résiduel attesté par une diminution du clonage des GM-CFC médullaires par rapport à un sujet normal.
B - Morbidité et mortalité :
Elles sont clairement liées à la rapidité de la récupération
granuleuse, si bien que le pronostic est associé au
risque infectieux.
Ce dernier dépend :
– de la durée de l’agranulocytose.
Elle peut être évaluée
d’après le myélogramme.
En cas d’absence totale de
lignée granuleuse, l’agranulocytose dure 15 jours.
En cas
de blocage de maturation la réparation est plus rapide.
Mais la poursuite du médicament empêche la réparation ;
– de la conduite de la réanimation anti-infectieuse qui a
permis de diminuer la mortalité ;
– de l’existence de facteurs favorisant l’infection :
lésions cutanéo-muqueuses, voie veineuse centrale,
bronchopathie chronique, uropathie chronique ;
– de l’existence de facteurs associés pouvant compliquer
le tableau : âge, antécédents cardiovasculaires,
insuffisance rénale, dénutrition, déshydratation et hypotension,
diabète, insuffisance hépatique, déficit immunitaire
avec lymphopénie.
Au total, la mortalité est de l’ordre de 7 %.
Diagnostic étiologique
:
A - Enquête étiologique :
L’interrogatoire tente de faire la preuve d’une toxicité
médicamenteuse, précisant les médicaments habituels
ou ponctuels, leur posologie, y compris certains considérés comme anodins par le patient.
La chronologie précise
de l’administration du médicament par rapport à
l’apparition des signes cliniques est importante.
L’origine est rarement évidente avec un seul médicament
potentiellement toxique, connu du patient.
Le diagnostic
sélectif est habituellement difficile devant de
nombreuses prises médicamenteuses et une aide peut
être apportée par les centres de pharmacovigilance qui
indiquent une imputabilité pour chaque médicament pris
par le patient.
B - Tests biologiques :
Les preuves de la responsabilité d’un médicament sont
souvent difficiles à obtenir.
Elles peuvent être apportées
par des tests biologiques qui ne sont pas pratiqués de
manière courante mais pour lesquels il est intéressant de
congeler le sérum du patient à la phase aiguë pour des
études ultérieures.
• Recherche d’anticorps sériques antigranulocytaires
dirigés contre des neutrophiles sains, en immunofluorescence
(GIFT : granulocyte immunofluorescence test),
en immuno-essai (CELIA : competitive enzyme linked
immuno assay, ou MAIGA : monoclonal antibody
immobilisation of granulocytic antigen), en leucoagglutination,
en granulocytotoxicité.
• Culture de progéniteurs granuleux en milieu semisolide
:
– clonage des GM-CFC médullaires d’un témoin normal
en présence de sérum du patient de la phase aiguë,
de médicament et de complément ;
– clonage des GM-CFC médullaires d’un témoin normal
en présence de sérum du patient de la phase aiguë
par comparaison avec le sérum d’un individu traité par
le même médicament ;
– clonage de GM-CFC médullaires du patient après
récupération hématologique en présence ou non de
médicament.
Une inhibition du clonage des GM-CFC en présence de
médicament, indépendamment de l’addition de sérum
de la phase aiguë est en faveur d’un mécanisme toxique
direct.
Une inhibition en présence seulement du sérum de la
phase aiguë du patient est en faveur d’un mécanisme
immunologique.
Traitement
:
Tout médicament non indispensable doit être arrêté.
Tout médicament supposé toxique et nécessaire doit
être remplacé par un médicament dont l’innocuité est
reconnue.
A - Prévention de l’infection, mesures
d’hygiène et de surveillance :
– Isolement en chambre particulière.
– Administration exclusive d’aliments cuits.
– Soins d’hygiène : toilette soigneuse du patient, bains de bouche antiseptiques, lavage des mains avant et après
contact avec le patient, port de bavette, surblouse, surchausses,
gants pour les soins.
– Surveillance clinique, prise régulière de température.
– Prélèvements bactériologiques systématiques (hémocultures,
nez, pharynx, rectum, urines) et dirigés par la
symptomatologie.
– Surveillance de la radiographie thoracique.
– Antibioprophylaxie : l’administration de ciprofloxacine
permet de prévenir les infections à germes Gram
négatifs.
L’addition d’une pénicilline ou d’un macrolide
permet la prévention des infections à germes Gram positifs.
L’administration d’un antifongique (fluconazole)
peut être proposée aux sujets à haut risque, sans qu’un
bénéfice ait été démontré en prophylaxie primaire.
B - Traitement de l’infection :
En cas de fièvre et (ou) de foyers symptomatiques, l’antibioprophylaxie
est remplacée par une antibiothérapie
curative empirique à large spectre administrée par voie
intraveineuse.
Cette antibiothérapie sera entreprise avant
toute documentation bactériologique et devra associer,
sauf contre-indication, une pénicilline ou une céphalosporine
de 3e génération et un aminoglycoside.
Elle doit
être d’emblée efficace sur les germes Gram négatifs et
notamment sur Pseudomonas aeruginosa.
Elle pourra
être guidée par des signes cliniques évocateurs : un érysipèle,
des furoncles évoquent un Gram positif (staphylocoque,
streptocoque), une localisation urinaire ou
anale évoque un Gram négatif (Enterobacter,
Pseudomonas).
Les taux bactéricides sériques doivent
être supérieurs à ceux permettant une évolution favorable
des septicémies chez le sujet non neutropénique.
Les choix préférentiels associent habituellement ticarcilline-
acide clavulanique, pipéracilline-tazobactam,
ceftazidime, céfépime, imipénème-cilastine + amikacine
ou isépamicine.
Un traitement de seconde intention sera envisagé après
évaluation à 48-72 heures de la situation clinique ou au
vu des résultats bactériologiques.
Si la réponse clinique
est bonne, le traitement initial est poursuivi.
Si les signes
infectieux persistent, on ajoute un glycopeptide (vancomycine,
téicoplanine) en présence d’un staphylocoque
ou d’un autre Gram positif, et on adaptera le traitement à
l’antibiogramme.
L’échec d’une antibiothérapie adaptée
ou l’absence d’isolement bactérien fait envisager un traitement
antifongique par amphotéricine B.
L’utilisation de facteurs de croissance granulocytaires
permet d’accélérer la récupération hématologique, de
réduire les complications fatales, de diminuer la durée
de l’antibiothérapie et de l’hospitalisation.
Le G-CSF
(granulocyte colony stimulating factor) recombinant
(Granocyte, Neupogen) est préféré au GM-CSF (granulocyte
macrophage colony stimulating factor) pour sa
meilleure tolérance.
La dose standard est de 5 mg par kg
et par jour, par voie sous-cutanée, jusqu’à correction du
chiffre des polynucléaires.
Une cure courte de 5 à 7 jours est habituellement suffisante, entraînant une
réponse rapide et une résolution immédiate des signes
infectieux.
Les effets secondaires possibles du G-CSF
sont des céphalées, des myalgies, des douleurs osseuses,
répondant à la prise de paracétamol.
Une thrombopénie
et une lymphopénie transitoires peuvent se voir.
C - Prévention des récidives :
Chez tout patient ayant présenté une agranulocytose, le
médicament causal est à proscrire définitivement ainsi
que toute spécialité en contenant.
Toute réintroduction
(lorsqu’il s’agit d’un phénomène immuno-allergique)
indépendamment de la dose et sous quelque forme que
ce soit, aboutira à nouveau à une agranulocytose.
Il faut
donner au patient une liste de ces spécialités.
Il vaut
mieux éviter tout médicament susceptible d’entraîner
une toxicité hématopoïétique.