Tumeurs palpébrales : aspects cliniques, diagnostiques et thérapeutiques (Suite)
Cours d'Ophtalmologie
C - LÉSIONS PALPÉBRALES PIGMENTÉES :
1- Lésions pigmentées bénignes ou prédisposantes :
Le mélasma décrit une hyperpigmentation symétrique de la face,
associée en général avec la prise de contraceptifs oraux ou la
grossesse, et accentuée par l’exposition solaire.
Les éphélides
correspondent à une hyperactivité localisée des mélanocytes
épidermiques, dans des zones photoexposées chez des sujets à
phototype clair.
Apparaissant dès les premières années, elles
n’exhibent pas de propension à la dégénérescence.
Le lentigo
simplex ne s’en distingue que par la biopsie qui montre une
élongation des papilles épidermiques, mais sans thèque.
Des
lentigines multiples se retrouvent dans quelques syndromes.
Le
lentigo actinique forme des macules qui peuvent confluer et ne se
distingue que par des papilles un peu plus prononcées.
Il n’y a de
risque de dégénérescence que chez le sujet atteint de xeroderma
pigmentosum.
Le nævus jonctionnel est un hamartome cutané qui
se développe dans les premières années de la vie.
Les thèques de
cellules mélanocytaires se développent d’abord dans la couche des
cellules basales, à la jonction entre l’épiderme et le derme.
À mesure
qu’il devient mature, le nævus s’enfonce, devenant composé puis
purement intradermique.
La transformation maligne serait
extrêmement rare, de l’ordre de 1 pour 150 000 et s’avérerait n’être
le fait que des nævus jonctionnels.
Le nævus biparti représente la
division d’un nævus formé avant la 20e semaine embryonnaire, alors
que les paupières sont encore fusionnées.
Le halo-nævus
de Sutton est entouré d’un halo clair qui témoignerait d’une certaine
activité de résorption incomplète et d’un risque accru d’un
mélanome situé ailleurs, de sorte qu’on recommande son exérèse
systématique.
Le nævus de Spitz survient chez des sujets jeunes et
peut montrer un certain degré d’atypie, ce qui lui a valu d’être
erronément qualifié de mélanome juvénile, alors que c’est une lésion
bénigne.
Le nævus d’Ota correspond à la présence de mélanocytes
dans le derme et le globe, l’orbite et les méninges intracrâniennes.
En raison d’un risque indéterminé de mélanome choroïdien et de
glaucome, il est prudent de pratiquer un examen régulier du fond
d’oeil et de la pression intraoculaire.
Le nævus bleu est
recouvert d’épiderme normal ; il reste stable au cours de la vie.
Le
nævus bleu cellulaire s’en distingue essentiellement sur base
histologique, mais semble sujet à transformation possible bien que
rare.
Le nævus atypique débute la liste des précurseurs avérés de
mélanome.
Leur nombre augmente au cours de la vie et leur
prévalence serait d’environ 2 à 8%dans la population générale.
Des
présentations familiales sont décrites.
Le risque de transformation
est beaucoup plus important que la normale.
Par définition, le
nævus congénital géant a une taille d’au moins une paume de main
du patient.
Il serait grevé d’un risque de transformation d’environ
5 %, avec un très mauvais pronostic.
Du fait de sa grande taille, sa
forte pigmentation et sa surface irrégulière, un foyer débutant de
mélanome y est difficilement détecté.
Le traitement préventif vise à
assurer l’exérèse du maximum de lésion de façon programmée.
Le mélanome de Dubreuilh n’est pas rare et se développe
environ 20 à 30 ans plus tard que les nævus habituels.
Il correspond
cliniquement à une macule plane qui s’accroît lentement par une
phase d’expansion radiale, dans l’épaisseur de l’épiderme.
Le risque
de transformation au cours de la vie ne serait pas supérieur à 5 %.
2- Mélanome
:
Depuis ces dernières décennies, la fréquence du mélanome croît
régulièrement, et c’est actuellement la première tumeur cutanée
d’issue fatale.
Toutefois, au niveau palpébral, cela reste une tumeur
rare.
Au niveau de la face, le mélanome peut revêtir un aspect
nodulaire ou à extension superficielle, ou encore survenir sur une lésion de mélanome de Dubreuilh préexistante.
L’extension
superficielle se distingue par une tendance marquée à essaimer des
mélanocytes atypiques dans l’épaisseur de l’épiderme ou de
l’épithélium conjonctival (invasion « pagétoïde »).
Les principaux
indicateurs pronostiques sont le niveau histologique d’invasion
cutanée d’après Clark, et encore l’épaisseur maximale de la tumeur
d’après Breslow.
On estime que jusqu’à 15 % des tumeurs subissent
une régression spontanée du fait de phénomènes d’immunologie cellulaire et humorale.
Le traitement est affaire de spécialiste.
La
performance de la chirurgie ne semble pas être sensiblement
améliorée par les techniques micrographiques ou extemporanées.
L’immunothérapie semble prometteuse.
D - TUMEURS VASCULAIRES :
1- Hémangiome capillaire :
C’est la forme d’hémangiome la plus fréquente ; il se présente
environ une fois sur 200 naissances.
La plupart des lésions sont
superficielles et concernent la région de la tête et du cou.
La lésion
apparaît à la naissance ou dans les premières semaines de la vie.
Après une phase de croissance rapide, une phase de régression lente
peut prendre quelques années et aboutir à une atrophie des
téguments sus-jacents.
Plus des trois quarts des lésions ont disparu
à l’âge de 7 ans.
Le relief est rouge et irrégulier comme la surface
d’une fraise. Histologiquement, on voit des lobules de capillaires
séparés par de rares septums et infiltrant les tissus sous-cutanés et
le muscle orbiculaire.
D’abord immatures, les vaisseaux se
perméabilisent secondairement.
Lors de la phase de régression, les
septums fibreux s’épaississent et se chargent de tissus adipeux.
Comme pour beaucoup de tumeurs pédiatriques, les mitoses
peuvent être nombreuses, sans que cela ne soit suspect de malignité.
Le traitement est dicté par la situation clinique : l’observation est
recommandée, sauf en cas de menace pour l’acuité visuelle.
Les
corticoïdes peuvent être administrés par voie générale, ou en
injection intralésionnelle.
La chirurgie n’est réservée qu’en
cas de tumeur réfractaire, ou pour traiter les séquelles.
2- Angiome plan :
Toujours congénital, l’angiome plan se retrouve dans l’angiomatose méningo-encéphalo-trigéminée, ou syndrome de Sturge-Weber-
Krabbe.
Contrairement à l’hémangiome capillaire, sa couleur ne pâlit
pas à la vitropression, et l’histologie montre des vaisseaux plus
larges dans le derme.
Des anomalies oculaires et profondes dans le
territoire trigéminé doivent être recherchées.
3- Hémangiome caverneux :
Il est moins fréquent que le capillaire, et se présente chez l’adulte.
Au niveau orbitaire, la tumeur est souvent encapsulée, alors qu’au
niveau palpébral, ses limites sont mal définies.
Toujours bénigne,
son évolution est lente, et il n’y a pas de tendance à la régression
spontanée, de sorte que le traitement recommandé est l’exérèse
simple.
La circulation est lente, entraînant par stagnation du sang la
formation de phlébolithes.
L’histologie montre des vaisseaux larges
avec des septums fibreux.
4- Autres tumeurs vasculaires
:
Le botryomycome est la tumeur vasculaire acquise la plus fréquente,
et correspond à un tissu de granulation, bénin, avec une
prolifération de capillaires, le plus souvent sous un épithélium de
surface érodé (le terme déconseillé, mais courant, de granulome
pyogénique est doublement inadapté).
En tant qu’hamartome, le lymphangiome apparaît en général à la
naissance ou dans les premières années, mais ne revêt toutefois pas
de tendance à la régression spontanée.
Sa présentation palpébrale
s’associe souvent à des lésions conjonctivales et orbitaires, mais le
comportement reste bénin.
Des hémorragies intralésionnelles
peuvent survenir au sein de la lésion, correspondant à l’image du
« kyste chocolat ».
Dans la plupart des cas, l’angiofibrome de la sclérose tubéreuse de
Bourneville est présent sur les joues et le menton, en association
avec des macules hypopigmentées détectées à la lampe de Wood.
La gravité de ce syndrome vient des lésions du système nerveux
central qui aboutissent souvent à des retards mentaux et de
l’épilepsie.
La recherche d’hamartomes au niveau rétinien permet
parfois d’établir le diagnostic en l’absence d’autres signes.
Le glomus neurovasculaire est également un petit hamartome bénin,
de l’adulte jeune, fréquemment localisé sous les ongles et rarement
au niveau des paupières.
L’hyperplasie angiolymphoïde (avec éosinophilie) prédomine chez
les sujets asiatiques et peut se manifester au niveau de la peau seule,
ou au départ d’une localisation orbitaire.
Seule la forme cutanée
s’accompagne d’hyperéosinophilie et d’asthme.
Le sarcome de Kaposi palpébral est rarissime en dehors d’un
syndrome d’immunodéficience acquise (sida), et peut toucher la
conjonctive et la zone périorale, ainsi que les organes profonds.
Le
traitement est essentiellement systémique, éventuellement
complémenté de radiothérapie sur des foyers limités.
Souvent multicentrique, l’angiosarcome cutané ne dérive que
rarement d’une tumeur vasculaire bénigne préexistante.
E - TUMEURS NEUROGÈNES :
Parmi les quatre types de neurofibrome qui peuvent survenir dans
l’orbite, le névrome plexiforme est pathognomonique de la maladie
de von Recklinghausen (neurofibromatose de type 1), dans laquelle
les lésions palpébrales ne sont que la manifestation de surface de
lésions profondes qui peuvent toucher tous les tissus orbitaires, ou
même intracrâniens.
L’exérèse est donc difficile, en particulier en
raison d’une tendance marquée au saignement.
La présence d’un schwannome, lésion qui elle aussi se développe aux dépens de
l’orbite, suggère d’exclure une neurofibromatose de type 2.
Le
névrome d’amputation résultant d’une énucléation ou d’une
chirurgie orbitaire est exceptionnel.
Le carcinome neuroendocrine
cutané trouve son origine dans les cellules de Merkel, cellules du
système amine precursor uptake decarboxylation (APUD) dérivées des
crêtes neurales, et présentes au voisinage des follicules pileux de
tout l’épiderme, et donc également au sein des paupières.
Comme
le carcinome sébacé, c’est une tumeur dont la présentation clinique
est souvent trompeuse, et dont le pronostic est réservé au regard de
son comportement agressif et de sa propension à métastaser par voie
lymphatique.
F - LÉSIONS HISTIOCYTAIRES :
Plusieurs lésions histiocytaires peuvent affecter les paupières au
départ de l’orbite, et sont détaillées dans le chapitre des tumeurs
orbitaires.
1- Xanthélasma
:
Les lésions de xanthélasma sont fréquentes. Dans environ un tiers
des cas, une hyperlipidémie (le plus souvent de type II ou III selon
la classification de Frederickson) y est associée, ou une
hyperlipidémie secondaire (diabète sucré, cirrhose biliaire primitive).
Classiquement, les lésions planes légèrement en relief débutent
bilatéralement au canthus interne, mais peuvent être asymétriques.
Il s’agit d’une infiltration du derme papillaire et réticulaire ainsi que
des structures annexielles par des macrophages spumeux.
L’infiltration ne s’étend qu’exceptionnellement dans la région souscutanée,
de sorte que l’excision de la seule peau atteinte est curative.
Le laser CO2 permet également un bon contrôle, en vaporisant la
lésion sans léser les tissus adjacents.
La possibilité d’une récidive à
long terme impose de rester minimaliste dans l’ampleur de
l’excision, afin d’éviter lagophtalmie et ectropion iatrogènes.
2- Autres lésions histiocytaires
:
Le fibrome cutané est plus rare au niveau palpébral que son
équivalent histiocytofibrome au niveau orbitaire.
Les deux entités
montrent classiquement des arrangements tourbillonnaires de
fibroblastes mêlés d’histiocytes au sein de lésions en général
solitaires.
Au contraire, le xanthogranulome juvénile peut être une
manifestation isolée ou bien disséminée au niveau cutané.
La
régression spontanée est fréquente, et le pronostic est excellent, si ce
n’est pour la forme oculaire de la maladie qui entraîne des séquelles.
L’histiocytose à cellules de Langerhans désigne un
groupe de trois maladies (granulome éosinophile, maladies de
Letterer-Siwe et Hand-Schüller-Christian) qui, en règle générale,
touchent les structures orbitaires et osseuses. Dans le
xanthogranulome nécrobiotique, les lésions périoculaires sont
fréquentes et associées à une dysprotéinémie ou un désordre
lymphoprolifératif.
L’hyalinose cutanéomuqueuse se distingue par
la présence de multiples petites lésions sur la marge des quatre
paupières et la muqueuse oropharyngée, résultant de dépôts d’acide
hyaluronique autour des capillaires.
G - TUMEURS MÉSENCHYMATEUSES :
La plupart des tumeurs mésenchymateuses palpéprales se
développent au départ des tissus orbitaires, de sorte que leur
description détaillée ressort du chapitre de la pathologie orbitaire.
Entité rare, le myxome palpébral fait quasi invariablement partie du
syndrome de Carney, autosomique dominant, décrit en 1985, qui
associe de multiples petites lésions de la marge palpébrale à des
nombreuses taches cutanées pigmentées de la face et des myxomes
cardiaques potentiellement dangereux, ou des adénomes
hypophysaires.
Les myxomes palpébraux correspondent à une
infiltration du derme par une substance mucoïde basophile non
délimitée, avec quelques cellules mésenchymateuses dispersées.
La
fibromatose juvénile agressive correspond à une tumeur
fibromateuse rarement palpébrale, aux limites mal définies, qui
exhibe une nette tendance à la récidive locale, sans toutefois
métastaser.
La fasciite nodulaire est une prolifération bénigne des
myofibroblastes et des vaisseaux sous-cutanés, souvent chez l’adulte
jeune, qui peut progresser rapidement, mais qui est bien contrôlée
par la chirurgie.
H - LÉSIONS MÉTABOLIQUES, INFLAMMATOIRES
OU INFECTIEUSES :
L’amyloïdose peut atteindre tous les tissus de l’organisme, et donc
les annexes périoculaires. Une atteinte des annexes épargnant les
paupières est probablement limitée, alors qu’une atteinte palpébrale
est très suggestive de maladie primitive systémique.
On peut
alors voir des papules jaunâtres, qui saignent facilement, nodulaires
ou bien diffuses.
La sarcoïdose peut également toucher tous les
tissus et suscite, au niveau palpébral, l’apparition de petites lésions
dites en « grains de millet » qui peuvent être facilement confondues
avec des grains de milium, ou encore gonflement diffus ou
granulomes nodulaires.
Les molluscums contagiosums sont provoqués par un poxvirus et
se transmettent par contamination interhumaine ou autoinoculation,
par exemple par grattage.
Ils sont fréquents chez
l’enfant, surtout atopique, et prédominent sur la face.
Ils peuvent
être particulièrement volumineux et nombreux chez le patient atteint
de sida ou d’immunodépression secondaire ou iatrogène.
Ils se
présentent comme de petites élevures cutanées globuleuses et
ombiliquées, siégeant sur la paupière ou la marge palpébrale.
Dans
ce cas, les inclusions virales sont libérées dans le sac conjonctival et
provoquent, outre une conjonctivite folliculaire ou une kératite, un autoentretien.
Elles se développent lentement sur plusieurs
semaines.
L’image histologique est caractéristique et montre des
invaginations de l’épiderme acanthotique en une série de lobules
piriformes dont les collets convergent vers la zone centrale
ombiliquée.
Les cellules épithéliales contiennent de grosses
inclusions cytoplasmiques, éosinophiles en profondeur, basophiles
en surface, bourrées de particules virales, et qui refoulent le noyau à
la périphérie de la cellule.
Le traitement consiste en la simple
ablation à la curette, mais la récurrence est fréquente.
La régression
spontanée est de règle, sauf pour les formes profuses du sujet
immunodéprimé, où le cidofovir est en cours d’évaluation.
La verrue est due à l’infection de la peau par un virus du papillome
humain, appartenant au groupe des papovavirus.
Le microscope
peut montrer des inclusions virales ; actuellement, le virus peut être
identifié par la réaction de polymérase en chaîne (PCR).
La lésion résultante, papillomateuse, acanthotique et hyperkératotique, peut
exhiber un comportement évolutif et inflammatoire, et peut
également montrer une régression spontanée.
Principes généraux de traitement des
tumeurs palpébrales :
A - EXÉRÈSE TUMORALE :
Actuellement, la chirurgie est le traitement de choix pour la plupart
des tumeurs rencontrées.
En cas de doute sur la nature d’une
lésion, on a d’abord recours à la biopsie.
L’évaluation de l’extension
tumorale au cours de l’exérèse peut s’appuyer sur un examen
extemporané des marges.
Après avoir procédé à l’ablation toute
l’épaisseur de la masse tumorale entourée de ses marges de tissus
présumés sains, des languettes orientées supplémentaires sont
envoyées pour examen sur coupe en congélation.
En cas de réponse
positive, des recoupes sont prélevées jusqu’à négativation, après
quoi la reconstruction a lieu.
Aux États-Unis, une sous-spécialité de
chirurgiens dermatologues pratiquent les mêmes examens
extemporanés suivant les principes de la chirurgie micrographique
de Mohs.
L’avantage de cette technique est que l’exérèse et la
lecture sont effectuées par la même personne, ce qui optimalise
l’orientation précise des fragments.
L’exérèse d’une tumeur sans
examen extemporané comporte un risque, plus ou moins significatif
d’après la localisation, de laisser du tissu tumoral non suspecté, alors
qu’on estime que cette éventualité tombe à moins de 1 à 5% grâce à
l’examen extemporané.
Cet examen trouve toutefois ses limites,
d’une part en cas d’atteinte de la graisse (sous-cutanée ou orbitaire)
ou de l’os, d’autre part dans certains types de tumeurs comme par
exemple celles qui se distinguent par des extensions multifocales
séparées par du tissu sain, et le mélanome.
Si la réalisation
d’examen extemporané n’est pas possible ou applicable, on peut
recourir à l’examen en fixation rapide.
Dans ce cas, la pièce
opératoire est d’abord fixée, après quoi l’on prélève ses marges de
façon orientée (idéalement, cette étape devrait être réalisée par le
chirurgien, qui est le mieux placé pour reconnaître la bonne
orientation de la pièce).
Le tout est enrobé, et suit le processus
habituel jusqu’à la lecture des lames après 24 à 48 heures.
D’après la
situation clinique, le chirurgien peut choisir de reconstruire d’emblée
en gardant ouverte la possibilité de devoir reprendre le patient, ou
bien de laisser le déficit ouvert jusqu’à la réponse du pathologiste,
puis de reconstruire après un délai total de 24 heures à quelques
jours.
B - PRINCIPES DE RECONSTRUCTION
:
Par ordre d’importance, il faut s’assurer que le globe est protégé par
une paupière supérieure complète et mobile.
La paupière inférieure
doit être bien apposée au globe et affleurer le limbe.
Les deux
lamelles fonctionnelles doivent être reconstituées, la lamelle
postérieure avec un tarse et une conjonctive, rattachée aux
rétracteurs, et la lamelle antérieure munie d’une peau suffisante et
d’une fonction orbiculaire pour assurer l’occlusion.
Les régions canthales présentent certaines particularités.
Au niveau
médian, la cicatrisation par seconde intention peut être exploitée,
même combinée à des manoeuvres de recouvrement partiel.
La
mesure la plus importante à prendre concerne la reconstitution de
la portion postérieure du tendon canthal médian, éventuellement
refixée par des dipositifs tels que microplaques ou vis à fixation
osseuse.
Au niveau temporal, le cadre orbitaire externe étant
un mauvais support pour une greffe de peau libre, il vaut mieux le
recouvrir par un lambeau myocutané.
Ici aussi, il est important de
recréer la fonction de la portion postérieure du tendon canthal
latéral.
Les situations de déficits plus complexes peuvent bénéficier de
reconstructions composites.
La combinaison de deux lambeaux,
ou d’un lambeau avec une greffe est possible, au contraire de la
superposition de deux greffes, qui n’assure pas l’apport vasculaire
nécessaire.
Dans la mesure du possible, il faut donner la préférence
aux lambeaux, plus sûrs et de cicatrisation mieux prévisible et plus
rapide.
De même, il est très rentable de diminuer le déficit autant
que possible par des points profonds d’avancement.
Les voies
lacrymales sont reconstruites si elles n’ont pu être préservées.
Le
plan du tarse reconstitué ne doit laisser apparaître aucune suture
vers la cornée ; les points réalisés au niveau de la marge se rabattent
sur la face antérieure.
L’ampleur et la localisation du déficit à combler guident la
reconstruction.
Les déficits d’un quart, voire un peu plus, jusqu’à
un tiers en cas de laxité chez le sujet âgé, peuvent se suturer bord à
bord sans manoeuvre supplémentaire ou moyennant un allongement
du tendon canthal latéral selon Tenzel.
Au-delà, des combinaisons
de lambeaux et de greffes sont nécessaires.
La cicatrisation par
seconde intention (technique du « laisser-faire ») peut être
intéressante à exploiter, en particulier au niveau du canthus interne,
dans la mesure où la lamelle postérieure n’est pas déficitaire.
C - GREFFES :
En ce qui concerne la reconstruction de la lamelle postérieure, en
exploitant la règle des quarts de Mustardé, il est possible de prélever
trois fois un quart de paupière et de les assembler pour reconstituer
une paupière complète.
De cette manière, le greffon de Hübner
comporte le tarse et la marge ainsi que la conjonctive jusqu’au
fornix, mais pas la peau.
En pratique, on incise la peau
horizontalement sur toute la longueur, à 2-3 mm de la marge, on la
soulève pour prélever le greffon, puis on la resuture ce qui permet
d’éviter une cicatrice cutanée verticale.
Au besoin, la peau peut faire
partie de la pièce prélevée, pour être réinsérée à part comme une
greffe de peau libre.
Une fois mis en place, les greffons de Hübner
sont stabilisés et vascularisés par un lambeau myocutané.
La
greffe muqueuse peut être prélevée au niveau de la face interne des
joues en respectant le canal de Sténon.
La muqueuse labiale est un
moins bon choix, car la partie vestibulaire de la lèvre inférieure
contient des filets superficiels du nerf mentonnier, assurant la
sensation de la lèvre inférieure, et qui pourraient être endommagés
par le prélèvement.
Le palais dur, de même que la chondromuqueuse nasale, offrent une greffe très intéressante, car elle
comporte également de la muqueuse et surtout, montre assez de
rigidité pour reconstituer une lamelle postérieure.
Le cartilage
auriculaire peut aussi être exploité, mais doit alors être recouvert de
muqueuse, et être taillé dans la conque afin d’épouser au mieux la
courbure du globe oculaire.
En ce qui concerne la reconstruction de la lamelle antérieure, les
sites donneurs classiques de greffe cutanée comprennent la paupière
supérieure en cas de dermatochalasis, la région rétroauriculaire, le
creux sus-claviculaire et la face interne du bras.
Pour augmenter les
chances de prise, la greffe est maintenue appliquée sur le lit receveur
par des points transfixiants ou en fixant une éponge ou une
compresse de Tulle Grast.
Il est préférable de pratiquer des
mouchetures dans le greffon pour évacuer les suffusions sousjacentes
éventuelles.
D - TECHNIQUES APPLIQUÉES DE RECONSTRUCTION
PALPÉBRALE :
1- Paupière inférieure
:
Pour des déficits ne dépassant pas un tiers, une simple fermeture
peut être réalisée, éventuellement facilitée par une cantholyse
inférieure temporale, combinée à une resuspension à une languette
de périoste retournée sur une charnière interne.
Pour un déficit
plus important, jusqu’à 50 % de la longueur, on peut y adjoindre un
lambeau myocutané de rotation (de Tenzel ou, plus ample, de
Mustardé), à condition de dessiner sa courbe bien au-dessus de la
commissure temporale (ou en dessous, pour un lambeau de Tenzel
dans une reconstruction de paupière supérieure).
Un
point de canthopexie externe de Dortzbach permet de réamarrer la
nouvelle lamelle postérieure inférieure à la marge de la paupière
supérieure de façon à restaurer un angle canthal aigü.
De la même
manière, des points profonds de fixation du lambeau myocutané
soulagent son poids, afin de permettre à la marge reconstruite
d’affleurer le limbe.
Lorsque toute la longueur de la lamelle postérieure manque, on peut
la reconstruire, soit avec trois greffons de Hübner et un lambeau
myocutané, soit avec un lambeau tarsoconjonctival recouvert
d’un lambeau ou d’une greffe cutanée.
Plusieurs lambeaux tarsoconjonctivaux sont possibles, qui ont en commun d’emprunter
du tarse muni de sa conjonctive de la paupière supérieure, en
laissant en place une languette marginale d’environ 3 à 4mm, afin
de ne pas détériorer la stabilité de la paupière supérieure.
D’une
grande fiabilité vasculaire, ils ont l’inconvénient de nécessiter le plus
souvent un deuxième temps opératoire de sevrage du pédicule et
de ne pas reproduire à l’identique la structure fine de la marge.
Toutefois, ils permettent de pallier les déficits les plus sévères.
La
technique du lambeau d’avancement tarsoconjonctival de Köllner-Hughes comprend le dégagement du tarse sur toute la longueur en
prolongeant les incisions de dégagement latéral jusqu’au fornix et
en soulevant le lambeau sans endommager l’aponévrose du releveur.
Le tarse vient s’imbriquer dans le déficit à combler où
il est stabilisé par des sutures profondes et des reconstructions
éventuelles de tendon canthal.
Le sevrage peut avoir lieu en général
6 semaines ou plus après le premier temps, de sorte qu’il est
déconseillé chez l’enfant jeune du fait du risque d’amblyopie
iatrogène. Une petite fenestration centrale peut toutefois résoudre
ce risque.
Le délai est non seulement nécessaire pour assurer la
vascularisation du lambeau, mais s’avère également utile dans le
sens que l’activité du muscle rétracteur de chaque paupière
contrecarre la tendance à la rétraction de l’autre paupière.
Des variantes permettent de contourner la nécessité de cette
occlusion.
Dans le lambeau tarsoconjonctival de transposition de
Hewes, le lambeau tarsoconjonctival est pédiculisé sur son côté
temporal en préservant l’arcade artérielle supérieure (localisée dans
l’épaisseur du muscle de Müller), pour être basculé dans le déficit
inférieur.
Du fait de son apport vasculaire un peu plus
réduit, il est préférable de le recouvrir d’un lambeau myocutané,
mais une greffe de peau fine reste possible.
Le même principe que le lambeau de Köllner-Hughes est appliqué
dans le lambeau tarsoconjonctival d’avancement homopalpébral
popularisé par Boniuk : le lambeau est levé et placé à côté de la
marge restante, dans le déficit à combler de la même paupière.
Particulièrement efficace, il représente une manoeuvre rapide
et simple qui ne sollicite que la paupière impliquée.
Des
combinaisons de ces lambeaux permettent de reconstruire jusqu’à
60 % de la longueur.
2- Paupière supérieure :
Outre les greffons tarsomarginaux de Hübner, qui sont également
applicables à la paupière supérieure, et les lambeaux
tarsoconjonctivaux d’avancement, le lambeau de Cutler-Beard
permet de reconstruire une paupière supérieure complète dans toute
son épaisseur.
Cette technique a l’inconvénient de se faire en deux
temps, de comporter un risque de nécrose de la marge palpébrale
inférieure et d’entraîner facilement une rétraction secondaire de la
paupière inférieure ou d’autres déformations.
Une variante consiste
à ne monter que l’élément tarsoconjonctival et à le recouvrir d’une
greffe ou d’un lambeau myocutané.
La technique d’Abbé-Mustardé de retournement de la marge de la
paupière inférieure pour reconstituer la marge supérieure exploite
le fait que l’absence de marge ciliaire est moins visible en inférieur
qu’en supérieur.
Toutefois, ici aussi, un deuxième temps opératoire
est nécessaire et il faut parfois l’associer à un lambeau de rotation temporojugal.
La paupière reconstruite reste en général relativement
peu esthétique.
3- Lambeaux utilisables en paupière supérieure
ou inférieure :
Plusieurs lambeaux cutanés ou myocutanés sont décrits dans la
région périorbitaire.
Les plus simples sont les lambeaux
d’avancement exploitant la laxité et les plis naturels de la peau.
L’excédent cutané ou myocutané du dermatochalasis de la paupière
supérieure s’avère particulièrement précieux, et peut être transposé
autour d’un pédicule externe, interne ou double.
La survie des fibres
musculaires est bonne dans les lambeaux, alors que la tentative de
greffe en induit la dégénérescence fibreuse.
Les autres lambeaux
classiques comprennent les lambeaux temporojugal, nasogénien,
frontal médian et temporofrontal.
Ceux-ci entraînent relativement
peu de déficit au niveau du site donneur, mais sont notablement
plus épais et moins souples que la peau des paupières.
E - TRAITEMENTS COMPLÉMENTAIRES :
1- Cryochirurgie
:
La cryochirurgie donne de bons résultats et des avantages de
faisabilité et fiabilité en consultation, qui en font une technique de
choix dans les mains des dermatologues, pour les petites tumeurs
superficielles (ne dépassant pas 5 mm d’épaisseur) dont le diagnostic
et l’extension font peu de doute clinique.
Au besoin, une biopsie
préalable permet d’exclure, par exemple, un carcinome basocellulaire de type sclérodermiforme.
Le contrôle
anatomopathologique de l’efficacité du traitement n’est pas possible ;
celle-ci doit être assurée par une surveillance clinique régulière.
C’est
également la technique de choix pour contrôler le développement
des nombreuses lésions actiniques ou suspectes chez les patients
atteints de xeroderma pigmentosum.
En effet, la technique, qui peut
être dosée et répétée, induit peu de rétraction cicatricielle.
Par
ailleurs, elle ne perturbe pas une chirurgie ultérieure éventuelle, et
relativement peu l’examen anatomopathologique.
Techniquement, il
faut utiliser un réfrigérant tel que l’azote liquide pour atteindre
rapidement une température de -196 °C.
Le froid est délivré à la
lésion, soit par contact direct de la cryode, soit par vaporisation.
La
répétition de deux cycles congélation-décongélation augmente
l’efficacité.
Un contrôle de la pénétration des tissus par le froid peut
être assuré par impédancemétrie, à l’aide d’électrodes placées en
périphérie de la tumeur.
En dessous de -50 °C, le risque d’induire
des encoches dans la marge palpébrale est réel, et la perte des cils
est de règle.
Les dégâts aux glandes de Meibomius ne doivent pas
être sous-estimés ; les ectropions par inflammation marginale
persistante sont possibles, mais souvent transitoires.
Une injection
de corticoïdes peut atténuer les phénomènes inflammatoires et
douloureux, et améliore la cicatrisation.
Il existe des contreindications
absolues telles que la cryoglobulinémie, la
cryofibrinogénémie, la maladie de Raynaud, l’urticaire au froid, les
collagénoses, le myélome et les troubles de l’agrégation plaquettaire.
2- Traitement par laser
:
Les lasers argon ou CO2 sont aisément accessibles à
l’ophtalmologue.
Réservée aux tumeurs cliniquement bénignes, cette technique offre plusieurs avantages, parmi lesquels un bon contrôle
du dosage, une hémostase instantanée, une bonne cicatrisation.
Grâce à leur absorption du bleu-vert, les angiomes superficiels
répondent bien au laser argon.
3- Radiothérapie
:
La radiothérapie peut être proposée pour des tumeurs inéligibles
pour la chirurgie, en cas de mauvais état général par exemple, ou
lorsque la chirurgie entraîne des conséquences trop lourdes.
Le
carcinome basocellulaire ne métastase virtuellement jamais, et le
carcinome épidermoïde que dans 5 % des cas.
De ce fait, la
radiothérapie ne doit être délivrée que sur la tumeur, à moins que la
voie de drainage lymphatique ne soit cliniquement envahie.
Des
taux de contrôle de l’ordre de 90 % peuvent être attendus, d’après le
grade.
En cas de récidive après radiothérapie, il convient de
poursuivre avec de la chirurgie.
Les complications possibles
comprennent rétraction et ectropion, sténose des voies lacrymales,
atrophie cutanée et cataracte.
La phase aiguë des effets secondaires
se manifeste après 2 à 4 semaines, alors que les effets chroniques
peuvent mettre jusqu’à 6 mois pour s’installer.
En particulier, il faut
s’attendre à une sécheresse oculaire, lorsqu’on dépasse une dose cumulée d’environ 40 Gy.
La sténose des voies lacrymales est alors
un effet secondaire bienvenu.
Plus le patient est jeune, plus les effets
secondaires sont sévères.
Le carcinome sébacé, les différents carcinomes des glandes
sudoripares et le carcinome neuroendocrine cutané représentent
d’autres indications possibles de la radiothérapie, éventuellement en
traitement néoadjuvant postopératoire.
Ce complément de
traitement serait apte à diminuer le risque d’extension lymphatique
et à améliorer le contrôle local.
Techniquement, le radiothérapeute
fait en général appel à des rayons de bas voltage, caractérisés par
une dose maximale à la surface cutanée et une décroissance rapide
en profondeur.
4- Chimiothérapie
:
Certains agents chimiothérapeutiques tels que le cisplatine, seul ou
en combinaison avec la doxorubicine, la bléiomycine, l’isotrétinoïne
ou l’alpha-interféron, ont démontré un certain intérêt pour des
carcinomes épidermoïdes avancés ou multiples, ou encore dans le
xeroderma pigmentosum.
Conclusion
:
La prise en charge des tumeurs palpébrales commence avec leur
prévention.
Du fait qu’une majorité des tumeurs malignes sont la
conséquence d’une exposition solaire cumulée au cours de la vie, il
découle que la prévention repose sur l’éducation du public,
particulièrement des parents de jeunes enfants, et de la protection de la
peau photoexposée par des écrans solaires efficaces.
De même, la précocité
du traitement de toute lésion évolutive permet de réduire ses effets
secondaires éventuels.
Le traitement proprement dit des tumeurs néoplasiques doit obéir aux règles
de la chirurgie carcinologique et doit viser à restaurer les différentes fonctions
palpébrales.
Le non-respect de ces principes expose le patient au risque de
conséquences qui, même différées, peuvent s’avérer redoutables.
Tout doute
clinique conduit à la réalisation d’une biopsie.
Quelle que soit la technique
utilisée, l’exérèse est aussi étendue que nécessaire pour obtenir des marges
saines, en faisant abstraction de toute considération esthétique.
Enfin, la
reconstruction est articulée autour de la fonction oculaire.