Les tumeurs cornéennes sont rares, si l’on considère les lésions exclusivement
cornéennes.
Comme elles sont, en fait, souvent associées à des tumeurs
conjonctivales limbiques dont l’empiètement sur la cornée traduit l’extension,
elles sont alors d’observation plus fréquente.
On peut classer les tumeurs cornéennes en se référant à la classification de
l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui divise les tumeurs et
lésions pseudotumorales de la cornée (et de la conjonctive) selon leur tissu
d’origine.
Elles peuvent donc provenir de l’épithélium, du système mélanogène, des tissus mous sous-épithéliaux, répondre à la définition d’un
hamartome ou d’un choristome et, enfin, réaliser l’expression
pseudotumorale d’une affection inflammatoire ou dégénérative.
L’atteinte cornéenne superficielle est plus fréquente que l’atteinte du stroma.
Atteintes tumorales superficielles
:
A - Tumeurs épithéliales :
1- Tumeurs bénignes :
* Papillome
:
Le papillome malpighien conjonctival atteint rarement le limbe, il se
présente comme une masse charnue pédiculée avec digitations vascularisées.
Son apparition semble bien être liée au human papilloma virus (HPV).
Histologiquement, il comporte des axes conjonctivovasculaires habillés d’un
épithélium hyperplasique avec cellules à mucus.
Il est, de plus, décrit un
papillome limbique se développant à cheval sur la cornée et sur la
conjonctive, à surface plane, légèrement saillant, et comportant
histologiquement des anomalies dysplasiques (atypies nucléaires et anisocytose...).
Toute lésion de cette nature doit être enlevée et étudiée
histologiquement.
* Leucokératose
:
Ces lésions s’observent surtout au limbe dans l’aire de la fente palpébrale.
Leur kératinisation de surface apparaît comme une plaque blanchâtre, parfois
fissurée, appliquée sur le limbe et coiffant la lésion sous-jacente souvent
vascularisée.
Deux lésions de nature très différente peuvent avoir une
présentation clinique voisine.
La leucokératose, où la kératinisation traduit
un simple état métaplasique conjonctivocornéen, est faite histologiquement
d’un épithélium se kératinisant en surface ; la kératose actinique (ou kératose
préépithéliomateuse) décrite plus loin, est une véritable lésion précancéreuse.
* Hyperplasie pseudoépithéliomateuse
:
Elle peut apparaître sur un foyer inflammatoire chronique sous-jacent du
chorion ou sur un ptérygion, ou une pinguécula.
Le diagnostic est posé sur
l’histologie qui permet d’éliminer un véritable processus tumoral par
l’absence d’atypie et une architecture épithéliale peu altérée.
* Kystes conjonctivaux
:
Ils peuvent se développer au limbe, parfois dans un ptérygion.
Histologiquement, ils comportent un revêtement conjonctival bordant la
cavité kystique.
Rare, touchant certaines populations, autosomique dominante, elle se traduit
par l’apparition de plaques sur la conjonctive limbique nasale ou temporale
des deux côtés.
L’anomalie épithéliale peut s’étendre à la cornée.
2-
Lésions précancéreuses épithéliales :
Trois lésions résument le sujet (si on excepte la génodermatose du Xeroderma
pigmentosum dans laquelle plusieurs variantes tumorales peuvent
apparaître) : la dysplasie épithéliale cornéenne, le carcinome in situ et la
kératose actinique.
Leur origine est attribuée à un dérèglement néoplasique
probable du compartiment des cellules souches du limbe.
* Dysplasie épithéliale cornéenne
:
Cette altération est regroupée avec le carcinome in situ sous l’appellation
générique de NCI : néoplasie cornéenne intraépithéliale.
Elle se traduit
cliniquement par un voile grisâtre, souvent plus épais que l’épithélium
cornéen normal, s’étendant à la surface de la cornée et progressant en
périphérie sous forme d’une bordure avec digitations, ses limites sont souvent
nettes.
Elle peut être totalement isolée ou être plus souvent au contact du
limbe, accompagnant parfois une lésion du limbe (papillome, ptérygion...), qui doit donc être attentivement recherchée.
Histologiquement, la dysplasie
correspond à un degré variable d’anomalies cytonucléaires et de troubles de
l’agencement architectural intraépithélial étendus de l’assise basale à la
surface.
Des formes minimes où les anomalies se limitent à l’assise basale de
l’épithélium aux formes sévères touchant presque toute la hauteur épithéliale ;
ces anomalies respectent la couche superficielle de l’épithélium cornéen.
Le
traitement doit respecter la transparence cornéenne (pelage épithélial simple,
instillation de mitomycine C diluée en collyre, en cures limitées).
S’apparentant à cette néoplasie, il existe aussi une atteinte tumorale de
l’épithélium cornéen, révélatrice ou non d’un carcinome sébacé palpébral à
extension pagétoïde.
* Kératose actinique
:
Probablement induite par les rayons ultraviolets (UV) du soleil, sa localisation
limbique est possible, empiétant sur la cornée.
Elle se traduit par une plaque
kératinisée blanchâtre, comme dans une leucokératose, recouvrant une lésion
conjonctivale souvent hyperhémique.
L’analyse histologique permet
d’identifier les altérations acquises de l’épithélium et du chorion et de
s’assurer que la lésion reste bien intraépithéliale (dyskératose, inégalités
cytonucléaires, mitoses et kératinisation de surface avec accumulation de
matériel élastosique) dans le chorion sous-jacent.
Des formes tatouées
peuvent se voir chez le mélanoderme.
* Carcinome in situ (CIS)
:
Cliniquement, cette lésion est très caractéristique.
Elle réalise une
masse charnue, gélatineuse, rosée, translucide, souvent hémisphérique,
parfois allongée, étendue au limbe et empiétant sur la cornée.
Très
caractéristiques sont les filets vasculaires, formant autant de petits pédicules
nutritifs dans cette lésion d’architecture papillomateuse.
Souvent bien
circonscrit, le CIS adhère fortement au limbe mais se clive très bien de la
membrane de Bowman qui doit être respectée au cours de l’exérèse.
Son
risque élevé de récidive mérite d’être prévenu par une cryoapplication sur le
versant conjonctival et justifie une surveillance prolongée.
Il pourrait
également répondre à l’application de mitomycine C en collyre.
Histologiquement, l’aspect est proche de la kératose actinique, mais sans
kératinisation ; il s’intègre au groupe des NCI.
3- Tumeurs malignes invasives :
* Carcinome épidermoïde invasif
:
Lorsqu’il naît de la conjonctive limbique, il se développe à la surface de la
cornée.
Il s’agit d’une masse en relief, kératinisée ou ulcérée avec une nette
vascularisation, qui envahit le chorion.
Elle peut également atteindre
primitivement la cornée, mais l’atteinte est le plus souvent conjonctivale et
cornéenne superficielle ; cependant une invasion cornéenne profonde est
possible.
L’invasion intraoculaire est rare mais peut s’observer et prendre
une allure inflammatoire. Histologiquement, le caractère invasif est la
caractéristique principale.
Signalons que certains regroupent l’ensemble des
lésions épidermoïdes tumorales cornéoconjonctivales sous le seul terme de
néoplasie épidermoïde de la surface oculaire.
* Carcinome mucoépidermoïde
:
Situé initialement au limbe, il comporte une composante de cellules
muqueuses associée à une composante épidermoïde et touche le plus souvent
les sujets âgés de plus de 70 ans.
Plus agressif que le carcinome épidermoïde,
il a une tendance marquée à l’envahissement intraoculaire, voire orbitaire.
Même en cas d’implantation durable, l’invasion tumorale dans le stroma
cornéen reste limitée.
B - Tumeurs mélaniques : mélanose et mélanome
1- Nævus :
Parfois congénitaux, les nævi sont le plus souvent acquis dans les 2 premières
décennies de la vie, ils peuvent être fonctionnels, sous-épithéliaux ou
composés.
Les nævi conjonctivaux à localisation limbique peuvent toucher la cornée par
contiguïté et empiéter en périphérie de sa surface.
Un arc lipidique est souvent
visible sur la cornée au contact d’un nævus.
Une extension cornéenne
périphérique étendue doit faire mettre en doute la bénignité d’une lésion
pigmentée ou achrome du limbe.
2- Mélanose :
Définie comme une pigmentation de la conjonctive, la mélanose peut toucher
la cornée.
Une pigmentation périphérique cornéenne peut s’observer chez les sujets très
mélanodermes sous forme d’une mélanose ethnique du limbe.
Une
pigmentation secondaire peut également toucher les lésions épithéliales chez
les sujets très pigmentés en réalisant un véritable tatouage.
3- Mélanose acquise primitive (MAP)
:
Touchant le plus souvent les sujets peu pigmentés, la mélanose acquise
primitive est une lésion conjonctivale unilatérale, faite d’une prolifération de
mélanocytes intraépithéliaux.
Dans une atteinte limbique, une extension
cornéenne est possible par contiguïté.
L’évolution spontanée est
difficile à prévoir.
La MAP peut être histologiquement sans atypie et alors le
risque ultérieur de comportement agressif et invasif est faible, ce risque
devient très élevé dans la MAP avec atypies cytologiques et architecturales.
C’est dans ce dernier cas qu’elle peut engendrer de vrais mélanomes
conjonctivaux pouvant, par leur localisation limbique, s’étendre
éventuellement à la surface de la cornée.
Sur le plan thérapeutique, la MAP
avec atypies est très difficile à traiter lorsqu’elle est très étendue.
Sont
efficaces : la chirurgie (permettant une caractérisation par l’étude
histologique), la cryothérapie, l’instillation de collyre à la mitomycine C.
Mais le traitement curateur et éradicateur des formes très étendues n’est pas
encore établi.
4- Mélanome malin
:
Il a une triple origine : mélanose acquise primitive avec atypies, nævus
préexistant, et enfin apparaître de novo.
Il est rarement primitivement cornéen, la cornée est plus souvent envahie
secondairement par contiguïté.
Pigmentés ou achromes et alors moins
caractéristiques, ils sont faits d’une masse tumorale saillante.
Histologiquement constitué d’amas de cellules pseudoépithéliales ou
fusiformes de pigmentation variable.
La membrane de Bowman est le plus
souvent respectée en cas d’extension à partir du limbe. Une atteinte intrastromale est cependant possible.
Choristome
:
Il se définit comme une néoformation tumorale faite d’éléments cellulaires et
tissulaires constitutifs normaux mais ne figurant pas dans une situation
anatomique normale.
L’ensemble des anomalies suivantes correspond à des choristomes.
Dermoïde et dermolipome :
1-
Dermoïde :
Celui du limbe est congénital et touche le plus souvent le quadrant
inférotemporal, il peut être exclusivement cornéen.
Atteignant le plus
souvent les couches superficielles cornéosclérales, il peut cependant s’étendre
plus profondément.
Il existe des formes circonférentielles et même centrocornéennes.
Histologiquement, il est constitué par un tissu collagène dense, recouvert d’un
épiderme comportant typiquement des annexes pilosébacées, sudorales et
même du tissu adipeux.
2- Dermolipome :
C’est une lésion proche du dermoïde, s’étendant davantage vers le cul-de-sac
conjonctival.
Son revêtement est soit partiellement épidermique, soit fait d’un
épithélium conjonctival.
3- Autre choristome :
L’ectopie lacrymale réalise une masse plus charnue et plus vascularisée à
cheval sur le limbe.
Elle constitue de fait un choristome, qui devient complexe
en s’associant à d’autres tissus (cartilage, muscle lisse).
Tumeurs et lésions tumorales
des tissus mous
:
Les tumeurs vraies du stroma cornéen sont rares.
La moins rare est
l’histiocytofibrome de la cornée qui peut réaliser un nodule bien circonscrit
ou, au contraire, une masse tumorale à limites imprécises, il est souvent bénin
mais parfois malin.
Histologiquement, c’est une tumeur souvent à cellules
fusiformes pouvant comporter des histiocytes chargés de lipides évoluant
dans un fond fibreux.
D’autres tumeurs rares, comme le myxome, ont été rapportées.
Altérations inflammatoires et dégénératives
:
Les altérations dégénératives sont dominées en fréquence par le ptérygion,
qui s’implante et se développe à la surface cornéenne.
S’y ajoutent les
granulomes pyogéniques, les cicatrices hypertrophiques,
chéloïdes cornéennes, et les pannus hypertrophiques.
Dans ces cas,
il s’agit de processus cicatriciels anormaux et excessifs.
D’autres anomalies
cornéennes peuvent simuler un processus tumoral, comme la dégénérescence
de Salzmann.
Attitude pratique
:
Elle n’est pas univoque et dépend étroitement de la tumeur en cause, bénigne
ou maligne, de son site central ou périphérique et de la profondeur de son
implantation dans les tissus, notamment dans la cornée.
Il est donc
fondamental de bien caractériser cliniquement la tumeur avant de décider
d’un mode thérapeutique.
L’attentisme est justifié devant toute lésion
n’exposant pas à un risque évolutif, comme dans un dermoïde du limbe
périphérique, par exemple.
L’exérèse chirurgicale complète d’une lésion
limbique est impérative devant toute tumeur précancéreuse ou cancéreuse,
avec analyse histopathologique permettant une identification de la tumeur.
Dans les tumeurs superficielles qui respectent la membrane de Bowman, il
faut séparer la tumeur de celle-ci en la décollant, ce qui permet d’éviter son
altération par la chirurgie, et à l’épithélium de réaliser une réparation
optimale.
Un traitement complémentaire (radiothérapie) peut être décidé en
fonction de la nature et de l’extension de la tumeur.
Selon l’extension vers le
stroma, il est possible de recourir aux greffes cornéennes.
L’emploi
d’antimitotiques topiques semble se développer pour les affections tumorales
non invasives, mais il est encore tôt pour évaluer leur efficacité à long terme.