Extravasations iatrogènes de solutés cytotoxiques ou hyperosmolaires Cours de Chirurgie
Introduction
:
Les extravasations, communément appelées « accidents de perfusion »,
se définissent comme la diffusion locale ou locorégionale périvasculaire
d’un soluté administré initialement par voie intra-artérielle ou
intraveineuse.
Elles surviennent essentiellement dans le cadre d’un
protocole chimiothérapique, d’un examen radiographique avec injection
de produit de contraste, d’une nutrition parentérale ou d’une
réanimation.
Ces incidents iatrogènes demeurent heureusement rares
mais concernent des substances hyperosmolaires ou cytotoxiques qui
peuvent être à l’origine de graves nécroses des téguments et structures
sous-jacentes.
Les extravasations se caractérisent également par une
évolution et une extension difficilement prévisibles, à l’origine
d’importantes difficultés diagnostiques comme l’illustre l’absence de
schéma thérapeutique univoque.
Les séquelles sont dominées par le
retentissement fonctionnel, psychologique, thérapeutique et esthétique
de ces lésions.
Sur le plan thérapeutique, l’étude de la littérature permet de distinguer
deux courants de pensée.
Certains médecins et chirurgiens prônent une
attitude radicale, avec la réalisation de vastes exérèses tégumentaires
précoces.
D’autres préfèrent l’attente d’un traitement conservateur.
Une attitude médiane se dessine dès 1987 avec Loth, suivi dans
cette voie, en 1993, par Gault.
Pour ce dernier, la meilleure solution
consiste en l’élimination précoce et exhaustive des substances toxiques
par action mécanique.
Il propose l’emploi, dans le cadre de l’urgence,
de procédés techniques conservateurs : la lipoaspiration et le lavage
abondant au sérum physiologique de la zone infiltrée.
Actuellement, le procédé d’aspiration-lavage réalisé en urgence
s’impose comme le traitement de choix des extravasations de solutés
cytotoxiques ou hyperosmolaires.
Généralités
:
A - Fréquence
:
La fréquence des extravasations varie selon les circonstances.
Dans le
cadre de protocoles chimiothérapiques, Cox et Linder relèvent des
incidences de 0,1 et 0,7 % tandis que Wang rencontre 4,65 % de
nécroses cutanées.
Dans une population de jeunes enfants, ce taux peut
s’accroître et atteindre 11, voire 58 %.
L’injection de produit de
contraste se complique plus rarement d’extravasations avec des chiffres
de 0,14 % pour Sistrom et 0,4 % pour Cohan au cours d’examens
tomodensitométriques.
La morbidité des extravasations est principalement liée à la toxicité du
soluté incriminé et à l’âge de la population.
Bien que la majeure partie
des extravasations constitue un incident iatrogène, il faut également
signaler les nécroses tégumentaires survenant chez les toxicomanes
s’administrant des solutés par voie intraveineuse.
B - Facteurs favorisants
:
Ils sont dominés par :
– les mécanismes qui diminuent le retour veineux : phlébites
préexistantes sur l’axe veineux, syndrome cave supérieur, antécédent
de radiothérapie ou de curage axillaire ;
– les injections automatiques (seringue électrique) ou à fort débit
(produit de contraste), responsables d’extravasations éventuellement
profondes et de volumes importants ;
– l’emploi de voies veineuses périphériques au détriment des cathéters
centraux avec deux localisations pourvoyeuses préférentiellement de
séquelles invalidantes : la face antérieure du coude et la face dorsale de
la main ;
– letype de soluté ainsi que le volume et la concentration ;
– certaines circonstances favorisent la survenue d’extravasations
graves, telles les neuropathies périphériques (diabète) ou la perfusion de
patients inconscients (réanimation, anesthésie générale).
C - Mécanismes
:
Les nécroses tégumentaires peuvent être le fait de :
– la cytotoxicité des protocoles chimiothérapiques qui constitue le
mécanisme le plus redoutable, auquel il convient de rattacher un
phénomène d’hypersensibilité baptisé « effet recall », caractérisé par la
synergie entre cytotoxiques ou entre chimiothérapie (adriamycine,
actinomycine D) et radiothérapie.
Mécanisme heureusement rare, il
conduit à la chronicité des lésions existantes ou à l’apparition de
nouvelles localisations indépendantes du site d’injection, et impose
l’interruption du traitement ;
– l’hypertonicité des solutés plus particulièrement utilisés en service de
réanimation (Ca, K, glucose, nutrition parentérale) affecte
préférentiellement les nerfs sensitifs. Un problème identique est
rencontré dans le cadre des injections de produits de contraste avec
l’emploi de produits ioniques hyperosmolaires dont la toxicité s’avère
supérieure à leurs homologues non ioniques ;
– lavasoconstriction (dopamine) associe toxicité propre, ischémie
locale et rétention du soluté ;
– les compressions mécaniques extrinsèques vasculaires et nerveuses
par le soluté ;
– l’infection, phénomène intercurrent et peu spécifique qui accompagne
souvent les états ischémiques.
D -
Symptomatologie :
Elle ne présume en rien de l’évolution et l’absence initiale de signes de
gravité n’exclut pas la survenue ultérieure de nécroses tégumentaires.
Elle varie avant tout avec la nature du soluté incriminé.
Dans le cadre
des chimiothérapies, peuvent apparaître précocement les stigmates
d’une inflammation locale : oedème, douleurs, rougeurs ou à l’inverse
téguments livides volontiers accompagnés de phlyctènes.
Les injections
sous pression de produit de contraste sont le plus souvent à l’origine de
douleurs intenses et immédiates.
Les extravasations issues de veines de
surface se manifestent par un oedème et des douleurs liées à l’atteinte
des rameaux nerveux sensitifs périveineux.
Parfois, des diffusions sousaponévrotiques,
empruntant les veines communicantes, peuvent
entraîner des compressions vasculonerveuses (artère radiale, nerf
médian) et des rhabdomyolyses, comme l’a décritVanwijck.
Mais les
premières heures se caractérisent le plus souvent par un tableau clinique
anodin qui ne présume en rien de l’évolution future : oedème, téguments
blanchâtres avec parfois disparition du pouls capillaire dans un contexte
non algique.
E - Diagnostics différentiels d’extravasation
:
Il convient de s’abstenir de tout traitement chirurgical dans deux
circonstances :
– l’irritation veineuse liée à une trop forte concentration du soluté
et d’évolution favorable spontanément ;
– les réactions d’hypersensibilité qui imposent l’arrêt du traitement
incriminé.
Moyens thérapeutiques
:
La multitude des procédés préconisés illustre l’absence de schéma
thérapeutique univoque.
A - Soins locaux
:
– L’arrêt de la perfusion s’impose dès l’incident diagnostiqué.
– L’aspiration par le cathéter ou percutanée à l’aiguille ne permet
d’extraire qu’une faible quantité de soluté et, si certains auteurs
préconisent cette manoeuvre, d’autres la considèrent comme
inutile.
Un cathéter périphérique doit être enlevé rapidement tandis
qu’une voie veineuse centrale toujours fonctionnelle avec chambre
implantée peut le plus souvent être maintenue en place (ponction à côté
de la chambre).
– L’élévation du membre favorise le drainage et la résorption de
l’oedème ; toutefois, pour Yucha, cette position n’a aucun effet
bénéfique sur la douleur ni sur la surface et le volume de la zone infiltrée.
– L’hypothermie locale par application de glace constitue la pierre
angulaire du traitement conservateur prôné par Larson.
Le protocole
le plus employé consiste en l’application pendant 72 heures de poches à
glace, trois à quatre fois par jour, pendant 15 minutes.
Certains auteurs
déconseillent ce procédé en présence d’extravasations d’alcaloïdes,
tandis que d’autres le considèrent comme inutile.
B - Traitement médical
:
Il comprend :
– les antidotes, administrés localement par injection ; l’objectif est
d’inactiver le soluté par précipitation sans modification du pH.
Leur
réelle efficacité reste controversée.
À titre d’exemple, la hyaluronidase
agit surtout en favorisant la résorption du toxique par rupture
temporaire des liaisons polysaccharidiques intercellulaires ;
– les corticoïdes, qu’ils soient injectés localement ou administrés par
voie générale peuvent limiter les phénomènes inflammatoires et
favoriser la résorption du soluté, mais leur efficacité paraît restreinte,
tant expérimentalement qu’en clinique humaine ;
– l’antibioprophylaxie permet de prévenir la surinfection des téguments
hypovascularisés ;
– la dilution du soluté extravasé permet d’en diminuer la
toxicité. Il est possible d’injecter une dilution de 150 UI de
hyaluronidase dans 1 000 mL de sérum physiologique.
Il n’existe
toutefois aucune élimination du produit toxique qui, comme l’a montré Devereux, peut parfois être libéré après la mort cellulaire puis
recyclé, expliquant ainsi par phénomène de relargage le caractère
torpide et chronique des ulcérations qui compliquent les extravasations.
C - Traitement chirurgical
:
1- Traitement radical
:
Il est réservé par ses promoteurs aux extravasations d’antimitotiques.
Il
consiste en une mise à plat précoce et pluritissulaire de la totalité des
téguments infiltrés, emportant parfois des territoires sains en périphérie.
Cette attitude carcinologique délabrante n’est actuellement plus justifiée
au stade initial.
2- Expectative armée
:
Attitude opposée, elle consiste en une surveillance clinique dans le cadre
d’un traitement médical.
Seule l’apparition de nécrose tégumentaire,
mais surtout la persistance de douleurs à la 72e heure, constituent une
indication d’exérèse de la totalité de la région inflammatoire.
Cette
attitude attentiste paraît également préjudiciable, favorisant l’extension
de la nécrose et nécessitant parfois des exérèses itératives.
3- Aspiration-lavage
:
Avec pour objectif d’éliminer un maximum de soluté, Loth propose
un vaste débridement de la région infiltrée associé à un lavage abondant,
suivi éventuellement d’une fermeture initiale en l’absence de nécrose et
d’oedème.
Poursuivant sur la voie de l’extraction mécanique par lavage, Gault
propose, en 1993, le premier traitement à la fois radical et conservateur : il s’agit de l’aspiration des tissus cellulograisseux sous-cutanés infiltrés
à l’aide de canules de lipoaspiration, geste associé à un abondant lavage.
Les travaux de Gault constituent la base du traitement moderne des
extravasations tel qu’il a pu être systématisé à l’hôpital Saint-Louis,
synthèse des procédés actuels et aboutissement de la technique
chirurgicale conservatrice d’aspiration et lavage réalisée en urgence.
* Bilan préopératoire
:
Il comprend un examen clinique locorégional des téguments ainsi
qu’une recherche d’éventuelles compressions vasculonerveuses.
Il est
complété, lors des extravasations de produit de contraste, par des clichés
radiologiques standards centrés sur la région infiltrée, précisant
l’étendue de l’extravasation.
Dans les suites d’injections sous forte
pression, l’élévation du taux sanguin d’enzymes créatinephosphokinases
(CPK) signe la présence d’une souffrance musculaire
par compression.
* Anesthésie
:
Une anesthésie générale brève (20 à 30 minutes) semble le plus souvent
préférable à une anesthésie locale ou locorégionale.
* Protocole chirurgical
:
Il comprend systématiquement la séquence suivante.
+ Infiltration
:
L’infiltration par du sérum physiologique de la zone à traiter est étendue
aux téguments sains périphériques.
Le volume injecté est adapté à la
surface, à l’épaisseur et à la tension des téguments.
L’objectif est
double : diluer le soluté extravasé et faciliter la lipoaspiration.
Cette
manoeuvre est à proscrire en présence d’un important oedème
inflammatoire, afin d’éviter les surpressions à l’origine de diffusion en
profondeur.
+ Première aspiration
:
Elle débute par la réalisation de multiples incisions cutanées situées en
périphérie et au centre.
Leur positionnement judicieux ainsi que leur
nombre suffisant permettent de rayonner au sein de la zone infiltrée, de
s’adapter à la convexité du membre, de préserver certains éléments
nobles (filets nerveux sensitifs, veines superficielles) et de faciliter
l’élimination du sérum lors du lavage.
L’aspiration s’effectue à l’aide de
canules à bout mousse, ajourées vers la profondeur.
Des mouvements
d’aller-retour, identiques à ceux réalisés lors d’une classique lipoaspiration esthétique, permettent la réalisation de tunnels souscutanés.
Ces derniers doivent être proches et se croiser, isolant de minces
tractus hypodermiques qui seuls relient le plan aponévrotique à un
revêtement cutané devenu très mobile.
Il est ainsi possible de parcourir
toute la circonférence d’un avant-bras et d’un bras sans risque de nécrose
cutanée.
L’aspiration s’effectue aux dépens des tissus cellulograisseux
sous-dermique superficiel et sous-fascial profond contaminés.
+ Lavage
:
Il s’effectue, soit en continu à l’aide d’une tubulure de perfusion
introduite dans l’un des tunnels et reliée à une poche de sérum
physiologique de 1 L, soit à la seringue, par chacune des incisions
cutanées.
Ces injections ne doivent rencontrer aucune résistance, le
liquide empruntant les tunnels et son extériorisation s’effectuant par les
multiples incisions cutanées (image de la « pomme d’arrosoir »).
Le
volume utilisé varie de 500 à 3 000 mLen fonction de la surface à traiter.
+ Deuxième aspiration
:
Elle évacue le soluté résiduel.
La souplesse des téguments ainsi que le retour à un volume normal du
membre permettent d’apprécier l’efficacité du geste.
Les incisions sont suturées après mise en place de drains aspiratifs, ou
laissées en cicatrisation dirigée avec drainage dans un pansement
absorbant.
Une antibioprophylaxie intraveineuse à large spectre est instaurée en
peropératoire et poursuivie pendant 48 heures.
En postopératoire, un contrôle radiologique évalue l’efficacité du geste
dans le cadre des extravasations de produit de contraste.
D - Résultats
:
Ils ne permettent qu’une comparaison partielle entre les protocoles car
les séries ne sont pas homogènes, en raison principalement de la variété
des solutés incriminés, du grand nombre de sites d’injections et de la
difficulté à quantifier objectivement le volume extravasé ainsi que
l’étendue exacte des téguments contaminés.
Larson, dans une série de 175 patients victimes d’extravasations au
cours de traitements chimiothérapiques, obtient 89 %de guérisons sans
séquelles dans le cadre d’un traitement conservateur précoce
correctement conduit.
Toutefois, ce taux chute à 60,57 %tous protocoles
confondus, mettant ainsi en évidence l’importance de l’indication
thérapeutique et du traitement initial.
Dans la série de Heckler, aucun des patients traités par dilution locale
n’a subi d’excision tégumentaire ou de greffe.
Les seules séquelles
relevées furent des indurations cutanées.
La publication de Gault constitue à l’évidence le travail le plus
important car d’une part l’auteur présente une technique innovante, et
d’autre part il compare deux protocoles différents sur des séries
homogènes.
Dans le cadre d’un traitement réalisé en urgence, basé sur le lavage
abondant en « pomme d’arrosoir » associé ou non à une lipoaspiration,
il obtient également 89 % de guérisons.
Plus récemment, Vanwijck a présenté une série de huit patients
victimes d’extravasations dans le cadre d’injections de produits de
contraste sous forte pression et traités par lipoaspiration isolée.
L’évolution de tous ces malades fut simple et sans séquelles.
Dans le cadre d’une réanimation néonatale, Martin a également
utilisé la technique de lavage-aspiration avec un excellent résultat.
Le protocole d’aspiration et lavage mis en oeuvre à l’hôpital Saint-Louis a permis d’obtenir, sous couvert de protocoles antalgiques
standards, la sédation des douleurs dès la période postopératoire.
L’oedème disparaît entre la 12e et la 48e heure. Toutes les lésions
cutanées sont spontanément résolutives en 3 à 8 jours, les phlyctènes
bénéficiant de pansements gras.
Les paresthésies sont les symptômes qui
disparaissent le plus tardivement (3 semaines), et on ne déplore aucune
séquelle fonctionnelle.
Attitude actuelle
:
À la lumière des travaux réalisés apparaissent les grands principes du
traitement efficace des extravasations de produits toxiques : traitement
en urgence, emploi de procédés conservateurs mais extraction maximale
du soluté.
A - Urgence
:
La prise en charge des patients dans les heures suivant l’incident est
capitale.
C’est la raison pour laquelle oncologues, radiologues et
réanimateurs doivent être sensibilisés au principe du traitement
chirurgical en urgence des extravasations.
B - Procédés conservateurs
:
L’emploi de l’aspiration et du lavage constitue un grand progrès, car il
s’agit d’un procédé peu invasif, techniquement simple qui permet
d’obtenir actuellement les meilleurs résultats.
C - Extraction mécanique du soluté toxique
:
Elle constitue la pierre angulaire de la technique et repose sur la synergie
entre aspiration et lavage.
D - Indications de traitement des extravasations
par aspiration et lavage :
L’estimation du volume extravasé comme la prévision de l’évolution
clinique constituent des exercices aux résultats incertains.
Même si le
risque de séquelles sévères reste faible, il ne mérite plus d’être couru
compte tenu des protocoles maintenant à notre disposition.
L’indication de traitement chirurgical en urgence par aspiration et
lavage des extravasations de solutés cytotoxiques ou hyperosmolaires
doit donc être le plus souvent posée.
Il semble que l’on puisse toutefois se limiter à des soins locaux, dans le
cadre d’une surveillance clinique régulière, lorsqu’une extravasation
remplit simultanément trois conditions :
– volume estimé à moins de 10 cm3 ;
– soluté non cytotoxique ;
– absence de toute symptomatologie locale à la sixième heure.
E - Limites du traitement par aspiration et lavage
:
– Contre-indications de l’anesthésie générale (difficulté le plus souvent
contournée par une anesthésie locale ou locorégionale).
– Présence de nécrose tégumentaire constituée (ne se rencontre
généralement pas avant la 72e heure).
F - Protocoles chimiothérapiques
:
Ils peuvent généralement se poursuivre dès la 72e heure postopératoire,
comme dans la série de Larson.