Cataracte expérimentale chez le diabétique
Cours d'Ophtalmologie
Métabolisme du cristallin
:
Le cristallin est une structure unique avasculaire et dépourvue
d’innervation dont le rôle principal est de focaliser et de réfléchir la
lumière incidente sur la rétine.
C’est un sac rempli de protéines dont
la synthèse se déroule pendant la différenciation des cellules en
fibres.
La croissance du cristallin se fait par apposition successive de
différentes couches, les plus anciennes se trouvant au niveau du
noyau et les plus récentes au niveau du cortex.
Sur sa face
antérieure, il est tapissé par une couche unique de cellules
épithéliales située sous la capsule antérieure.
Le cristallin reçoit l’essentiel de ses nutriments à partir de l’humeur
aqueuse.
La plus grande part du métabolisme, les activités de
synthèse et de transport se déroulent au sein de l’épithélium.
L’énergie nécessaire au bon fonctionnement du métabolisme est
fournie par l’adénosine triphosphate (ATP) dont la concentration est
maximale au niveau de l’épithélium, puis à un degré moindre au
niveau du cortex et très peu au niveau du noyau ; ceci suggère que
l’épithélium est la principale source énergétique du cristallin.
Cette
énergie dérive principalement du métabolisme du glucose en
provenance de l’humeur aqueuse d’où il est extrait, puis phosphorylé dans le cristallin par une enzyme, l’hexokinase, pour
pouvoir emprunter la voie de la glycolyse anaérobie ou la voie des
hexoses phosphates, voire dans certaines conditions la réduction en
sorbitol par une enzyme, l’aldose réductase ou une transformation
en acide gluconique par la glucose déshydrogénase.
A - VOIE DE LA GLYCOLYSE ANAÉROBIE :
Le cristallin tire de 70 à 90 % de son énergie de la conversion du
glucose en acide lactique par la voie de la glycolyse anaérobie (voie
d’Embden-Meyerhof).
L’importance de cette voie énergétique a été
démontrée par le fait que le cristallin avasculaire était capable de
maintenir un équilibre ionique et une activité de synthèse adéquate
en absence d’oxygène, ce qui n’était plus possible en absence
d’oxygène et de glucose.
Pour entrer dans la voie anaérobie, le glucose intracellulaire est phosphorylé en glucose-6-phosphate (G6P) par l’hexokinase en
utilisant de l’ATP.
Cette phosphorylation est indépendante de la
quantité de glucose extraite à partie de l’humeur aqueuse, puisqu’à
partir d’un certain seuil de glucose il s’ensuit l’activation des voies
secondaires que sont la voie des hexoses phosphates et la voie du
sorbitol.
L’hexokinase possède la plus grande spécificité enzymatique de
toutes les enzymes glycolytiques ; elle est saturée à un taux normal
de glucose.
Il en existe trois types (I-II-III), catalysant la
phosphorylation du carbone n° 6 du glucose, du mannose et du
fructose.
Le type I est prédominant dans le noyau où la
concentration du glucose est faible, alors que le type II l’est au
niveau de l’épithélium et du cortex. Soixante-dix pour cent des
hexokinases sont de type II.
Avec le vieillissement, l’activité de
l’hexokinase diminue dans le cortex mais reste constante dans
l’épithélium.
B - AUTRES VOIES MÉTABOLIQUES DU GLUCOSE
:
– Glycolyse aérobie : de moindre importance au niveau du cristallin.
– Voie des hexoses phosphates.
– Voie du sorbitol .
Le glucose peut être réduit en sorbitol ou converti en acide
gluconique.
Aucune de ces deux transformations n’est productrice
d’énergie.
La réduction en sorbitol (qui est un polyol) est le fait d’une enzyme :
l’aldose réductase.
Le sorbitol est à son tour oxydé en fructose par
la sorbitol déshydrogénase.
Dans cette voie, l’aldose réductase entre
en compétition directe avec l’hexokinase pour l’utilisation du
glucose.
Certaines études ont suggéré que la production de sorbitol
par la mise en jeu de l’aldose réductase jouerait un rôle important
dans la régulation du volume et du milieu intracellulaire des cellules
médullaires du rein en jouant le rôle d’un osmole intracellulaire
pour contrebalancer l’osmolarité extracellulaire.
Cette application a
été également suggérée dans le cristallin où le sorbitol, par le biais
de l’activation de l’aldose réductase, jouerait un rôle protecteur pour
le cristallin vis-à-vis des modifications métaboliques de l’humeur aqueuse et de la déshydratation.
Cet effet protecteur du sorbitol
a été étudié chez le lapin au cours des modifications cycliques des
taux du glucose dans le sang par l’incubation du cristallin dans un
milieu hyperosmolaire pendant 4 heures avec pour conséquence une
accumulation de sorbitol et de fructose.
Cette lente accumulation de
sorbitol en réponse à une agression hyperosmotique et sa
décroissance également ralentie pose la question du bénéfice final
de cette régulation osmotique pour le cristallin.
Anomalie du métabolisme du cristallin
:
Étant donné son caractère avasculaire, l’altération du métabolisme
du cristallin a pour conséquences une diminution de transparence
et une opacification.
Cliniquement, la cataracte survient chez des
patients qui ont une perturbation métabolique d’origine génétique
comme la galactosémie ou qui sont atteints de dysfonctions
endocriniennes comme le diabète, l’hypoglycémie, l’hypothyroïdie.
Actuellement, deux grandes théories sont avancées pour expliquer
l’origine de la cataracte hyperglycémique : la théorie de l’agression
osmotique et la théorie de l’agression oxydative.
A - THÉORIE OSMOTIQUE :
Le plus souvent, la cataracte chez le diabétique est corticale ou souscapsulaire
postérieure, apparaissant presque simultanément dans les
deux yeux.
Avant son apparition, il existe souvent des modifications réfractives
en réponse aux variations des chiffres glycémiques, l’hyperglycémie
se traduisant par une myopie tandis que la baisse des chiffres
glycémiques en réponse au traitement serait responsable d’une hypermétropisation.
Ces perturbations sont la traduction de
variations de la pression intracristallinienne résultant de
l’accumulation de glucose et des produits de son métabolisme dont
le sorbitol.
Parallèlement, l’accumulation des sucres dans le cristallin
entraîne la création d’un gradient hyperosmotique avec appel d’eau
dans le cristallin et son hyperhydratation avec gonflement de ses
fibres.
Ce gonflement peut être accentué par une diminution trop
rapide du taux de glucose dans le sang et l’humeur aqueuse, ce qui
accentue la différence d’osmolarité entre le cristallin et l’humeur
aqueuse, entraînant un passage supplémentaire d’eau vers le
cristallin augmentant son hydratation, le gonflement des fibres
jusqu’à leur rupture et aboutissant progressivement à une
opacification.
Depuis les années 1930, on sait que l’on peut induire
expérimentalement une cataracte bilatérale chez l’animal.
Dès le
début des années 1950, Patterson a montré que le taux de cataracte
expérimentale chez le rat était proportionnel aux chiffres
glycémiques dans le sang.
L’examen histologique des cristallins
retrouvait une hydratation des fibres cristalliniennes, puis une
rupture et des liquéfactions se traduisant par la formation de
vacuoles.
Par la suite, Kinoshita a démontré par des études
biochimiques que l’aldose réductase était bien à l’origine de
l’accumulation intracellulaire du sorbitol entraînant des
modifications osmotiques initiant la genèse de la cataracte.
Il a
observé que dans le cristallin du rat diabétique, quand le taux de
glucose entraînait la saturation de l’hexokinase, il se produisait une
accumulation significative de sorbitol due à une conversion lente en
fructose par la sorbitol déshydrogénase dont l’activité était
diminuée.
L’accumulation de sorbitol entraîne une hyperosmolarité intracristallinienne à l’origine des phénomènes
initiaux générateurs de cataracte.
Des modifications pathologiques
identiques ont été rapportées au cours de la galactosémie où le
galactose est converti en galacticol.
Cependant, les atteintes du
cristallin sont d’apparition plus rapide car le galacticol n’est pas
converti par la sorbitol déshydrogénase.
Si l’on se réfère à cette théorie de l’agression osmotique,
l’accumulation intracellulaire de fluide en réponse à l’accumulation
de polyols (sorbitol, galacticol) suite à l’activation de l’aldose
réductase entraînerait un gonflement du cristallin associé à une
augmentation de la perméabilité membranaire, avec des
modifications biochimiques responsables de la formation de la
cataracte.
L’augmentation de la perméabilité membranaire entraîne une
diminution du rapport potassium (K)/ sodium (Na) intracellulaire
du fait de l’entrée massive de Na dans la cellule par diffusion.
Lorsque la perméabilité membranaire est suffisamment altérée, la
concentration de Na dépasse celle du K à l’intérieur de la cellule et
la synthèse protéique chute.
Un certain nombre de modifications morphologiques accompagnent
les perturbations biochimiques : initialement, des modifications des
cellules épithéliales avec, notamment, une augmentation de leur
taille avec formation de vacuoles et dilution du contenu cellulaire,
puis se produisent des modifications des fibres corticales qui
s’épaississent, se rompent, entraînant la formation de vacuoles
visibles.
Un certain nombre d’expérimentations animales confirment cette
théorie osmotique et le rôle de l’aldose réductase.
Son rôle
est illustré chez l’animal par le fait que la proportion de cataracte
est directement dépendante de son taux dans le cristallin et de la
sévérité de l’hyperglycémie.
Une cataracte diabétique a été induite
chez un animal d’Amérique du Sud, l’octodon, animal dont le
cristallin contient trois fois plus d’aldose réductase que celui du rat.
À l’opposé, chez la souris, dont le cristallin contient très peu
d’aldose réductase, il n’a pas été possible d’induire une cataracte hyperglycémique.
Aucune modification biochimique ou
pathologique ne survient lorsque le cristallin est mis dans un milieu
osmotiquement compensé où l’hyperosmolarité intracellulaire
résultant de la production de polyols est contrebalancée par
l’accroissement de l’osmolarité du milieu.
En plus de sa responsabilité dans la pathogénie de la cataracte, le
sorbitol a été incriminé dans la survenue de nombreuses
complications chez le diabétique, notamment la neuropathie, la
néphropathie et la rétinopathie.
Inhibiteurs de l’aldose réductase
:
L’utilisation des inhibiteurs de l’aldose réductase tend à confirmer
les observations expérimentales faisant de l’accumulation de polyols
l’étape initiale à l’origine de la formation de la cataracte.
Lorsqu’ils sont administrés à des diabétiques ou en cas de
galactosémie, ils retardent ou préviennent l’initiation et la
progression de la cataracte expérimentale.
Étant donné que la cible
commune de ces différents inhibiteurs est l’aldose réductase, leur
capacité à retarder ou à freiner l’apparition de la cataracte doit être
directement le fait de l’inhibition de la formation des polyols.
Le
premier des inhibiteurs utilisé fut le 3’acide tétra-méthyl-gluconique
(TMG 3).
Les cristallins mis en culture in vitro en présence de TMG et de fortes concentrations de glucose accumulent
significativement moins de sorbitol et deviennent moins hydratés
que ceux cultivés en absence de TMG.
* Comparaison homme-animal :
Bien qu’il ait été expérimentalement démontré que chez l’animal
l’accumulation de polyols (sorbitol) entraînait la formation de
cataracte par des perturbations osmotiques, le rôle de l’aldose
réductase dans la genèse de la cataracte chez l’homme n’a pas été
établi.
L’activité de l’aldose réductase est significativement plus
réduite chez l’homme par rapport au rat ; de plus, l’aspect de la
cataracte diffère sensiblement.
Chez le rat, les opacifications se
forment préférentiellement dans la partie antérieure du cristallin,
contrastant avec ce qui se voit chez l’homme où les opacifications
sont plutôt sous-capsulaires postérieures et corticales.
Néanmoins,
les taux de sorbitol et de fructose retrouvés après extraction de
cataracte chez des patients diabétiques sont élevés.
Il faut noter
également que la répartition de l’aldose réductase chez l’homme et
le rat est assez similaire, avec une prédominance dans
l’épithélium.
Des études plus récentes ont permis d’établir une similitude dans le
développement de la cataracte hyperglycémique chez le chien, chez qui l’activité de l’aldose réductase est à peu près identique à celle de
l’homme.
L’examen microscopique des cataractes chez le chien a
également révélé la nature osmotique de ces cataractes
expérimentales avec les mêmes observations faites précédemment
chez le rat.
Ces modifications sont réduites par l’utilisation des
inhibiteurs de l’aldose réductase.
B - THÉORIE OXYDATIVE :
Cette théorie récente vient à l’encontre de celle énoncée
précédemment.
Chez l’homme, l’activité de l’aldose réductase est
nettement inférieure à celle des rongeurs alors qu’à l’inverse la
sorbitol déshydrogénase serait plus élevée, ce qui pourrait se
traduire par une faible accumulation de polyols chez l’homme et
donc une moindre agression osmotique que ce qui a été suggéré
auparavant.
Chez les rongeurs ayant une activité d’aldose réductase élevée,
l’administration d’hydroxytoluène butylate, un antioxydant,
préviendrait le développement de la cataracte diabétique et
galactosémique chez le rat en dépit de l’élévation dans le cristallin
des polyols (sorbitol, galacticol).
Ceci pourrait expliquer que le
mécanisme oxydatif joue un rôle plus important que l’agression
osmotique.
Normalement, le cristallin a un taux élevé de glutathion
pour se défendre contre les agents oxydants ; le développement de
la cataracte serait le fait d’un désordre métabolique important et
d’une diminution des systèmes de défense antioxydants.
C - RELATION GLYCÉMIE-CATARACTE :
Il y a 45 ans, Patterson évoquait l’existence d’un taux limite de
glycémie à partir duquel l’incidence de la cataracte augmentait en
faisant des évaluations quantitatives par des examens
ophtalmolscopiques.
L’utilisation du procédé photographique de Scheimpflug (photographie du segment antérieur de l’oeil) associé à
une étude microdensitométrique du film permettant d’apprécier
objectivement l’état du cristallin et son évolution vers la cataracte a
permis de définir une valeur seuil de glycémie autour de 180 mg/dL
à partir de laquelle l’incidence de la cataracte augmentait de façon
exponentielle.
Conclusion
:
Bien qu’il n’y ait aucune preuve directe de la théorie osmotique
ou oxydative chez l’homme à l’origine de la cataracte hyperglycémique, un certain nombre d’arguments plaident en
faveur d’une origine plurifactorielle, avec notamment le rôle de
l’aldose réductase dans l’accumulation de polyols, dont le
sorbitol, à l’origine de perturbations biochimiques et l’influence
des agents oxydants.