La consommation excessive d’alcool et l’infection par le virus de
l’hépatite C (VHC) sont, par leur fréquence et leur gravité
potentielle, deux problèmes majeurs de santé publique.
L’existence
d’une infection par le VHC en cas de consommation excessive
d’alcool est la source de plusieurs questions d’ordre
épidémiologique, physiopathologique et thérapeutique dont
certaines sont encore sans réponse.
La prévalence de cette
association est beaucoup plus importante que celle d’une rencontre
fortuite ; cependant, d’éventuels facteurs de risque de contamination
par le VHC spécifiquement liés à une consommation excessive
d’alcool restent à découvrir.
L’association d’une infection par le VHC
et d’une consommation excessive d’alcool modifie l’histoire naturelle
de chacune de ces deux entités cliniques, en augmentant
significativement le risque et la vitesse de développement de lésions
hépatiques sévères (fibrose, cirrhose, cancer).
L’immunodépression
induite par la consommation excessive d’alcool pourrait augmenter
la virulence du VHC, mais d’autres phénomènes pourraient aussi
intervenir.
L’association d’une infection par le VHC à une
consommation excessive d’alcool nécessite une prise en charge
spécifique, dont la mise en place et l’évaluation sont à établir.
Le but
de cette mise au point est d’évoquer ces questions à l’aide des
références récentes de la littérature médicale sur ce sujet.
Épidémiologie
:
A - PRÉVALENCE DE L’INFECTION
PAR LE VHC CHEZ LES PERSONNES
AYANT UNE CONSOMMATION EXCESSIVE D’ALCOOL :
Plusieurs précautions méthodologiques sont nécessaires pour
estimer au mieux la prévalence de l’infection par le VHC chez les
personnes ayant un problème d’alcool.
– La méthode de diagnostic de l’infection par le VHC doit être fiable.
S’il
s’agit de tests sérologiques, cas le plus fréquent, seuls ceux de
troisième génération doivent être utilisés en raison de leur bonne
valeur diagnostique, le nombre de faux positifs étant d’environ 30 %
pour les tests de première génération lorsqu’ils sont effectués chez
des buveurs excessifs.
La recherche de particules virales
circulantes dans le sang par amplification génique (polymerase chain
reaction : PCR) permet un diagnostic de certitude, mais son coût est
encore un obstacle à son utilisation à des fins épidémiologiques.
On
constate la présence de particules virales chez 80 % des buveurs
excessifs ayant des marqueurs sériques d’infection par le VHC
trouvés avec des tests de troisième génération.
– La notion de consommation excessive d’alcool est, la plupart du
temps, mal explicitée.
L’évaluation de la consommation d’alcool est
difficile en pratique alcoologique, même si l’on utilise un instrument
de mesure adapté.
Dans la plupart des études, les auteurs ont jugé
implicitement la consommation quotidienne d’alcool comme
excessive au-delà de 40 g chez l’homme et de 20 g chez la femme.
Le diagnostic alcoologique, en particulier l’abus ou la dépendance,
est rarement pris en compte.
– La prévalence de l’association consommation excessive d’alcool et
infection par le VHC dépend du mode de recrutement des personnes
étudiées.
Elle est d’autant plus forte que la probabilité des patients
d’avoir une hépatopathie ou des antécédents de toxicomanie est
grande.
Ainsi, les prévalences les plus élevées ont été constatées
dans les études effectuées avec des populations hospitalisées dans
des services d’hépato-gastro-entérologie ou d’addictologie.
La
prévalence, dans la population générale, de l’infection par le VHC
varie aussi selon la zone géographique considérée, voisine de 1 %
en Europe occidentale et proche de 20 % en Europe du Sud, en Asie
ou en Afrique.
En tenant compte de toutes ces réserves méthodologiques, on
constate que la prévalence de l’infection par le VHC chez les
buveurs excessifs est 30 à 100 fois plus élevée que dans la population
générale. Une revue des études récentes utilisant des tests
sérologiques de deuxième ou de troisième génération a montré que
la prévalence de séropositivité VHC chez les buveurs excessifs était
comprise entre 2 et 45 %.
Les différences constatées s’expliquent en grande partie par les origines diverses des populations étudiées.
Chez les patients consommateurs excessifs d’alcool hospitalisés, la
prévalence des marqueurs sériques d’infection par le VHC est
comprise entre 15 et 35 %.
Deux études effectuées en France avec
des tests de troisième génération chez des buveurs excessifs,
consultants dans le premier travail et hospitalisés dans le second,
ont respectivement constaté l’existence de marqueurs sériques
d’infection par le VHC chez 11 et 30 % d’entre eux.
Chez les
buveurs excessifs, la prévalence des marqueurs sériques de l’hépatite
C est plus importante en cas d’hépatopathie qu’en l’absence de
maladie alcoolique hépatique (30 % versus 5 %) et semble corrélée à
la gravité de la maladie hépatique.
B - FACTEURS DE RISQUE D’INFECTION PAR LE VHC
:
La forte prévalence de l’infection par le VHC chez les buveurs
excessifs pose le problème de l’existence de facteurs de risque
spécifiques de contamination virale dans cette population.
La
proportion de buveurs excessifs ayant des marqueurs sériques
d’infection par le VHC sans facteur de risque de contamination
virale identifiable, varie de 5 à 30 % dans la littérature.
Un
travail français, multicentrique et prospectif, a noté de manière
systématique chez 684 personnes alcoolodépendantes l’existence et
la nature des facteurs de risque d’infection par le VHC : tous les
patients ayant des marqueurs sériques d’infection par le VHC
(n = 78, 11 %) avaient un facteur de risque de contamination virale
identifiable (toxicomanie parentérale 81 %, origine géographique
9 %, transfusion 6 %, toxicomanie inhalée ou pratiques de
modification corporelle avec effraction cutanée 4 %).
Parmi les
patients sans marqueur sérique d’infection par le VHC, 32 % avaient
aussi un facteur de risque de contamination virale identifiable.
On peut ainsi penser qu’il n’existe pas de facteur de risque
d’infection par le VHC, en particulier nosocomial ou
environnemental, spécifique aux buveurs excessifs.
Cependant, leur
recherche, même si elle s’avère plus pertinente en termes de
prévention et de dépistage que la simple évaluation de la prévalence
de l’infection par le VHC, n’a pas fait l’objet d’une étude spécifique
à ce jour.
La forte prévalence des marqueurs sériques d’infection par
le VHC chez les buveurs excessifs est la conséquence des nombreux
antécédents de toxicomanie parentérale constatés chez 25 à 30 %
d’entre eux.
Le dépistage systématique d’une infection par le VHC chez les buveurs excessifs pourrait ainsi être peu rentable en
l’absence de facteur de risque spécifique de contamination virale.
Aspects anatomopathologiques
:
Les buveurs excessifs ayant une hépatite C ont, à charge virale
équivalente, des lésions histologiques hépatiques plus sévères que
les patients ayant uniquement une hépatite C.
Les buveurs
excessifs ayant une infection par le virus VHC ont aussi des lésions
histologiques plus sévères que ceux sans infection par le VHC.
Le plus souvent, les lésions histologiques dues à l’alcool et celles
dues au VHC sont indépendantes dans leur nature et leur
évolution.
La consommation excessive d’alcool peut provoquer
parfois des lésions histologiques voisines de celles rencontrées en
cas d’hépatite chronique virale C, telles que la nécrose parcellaire et
l’infiltration lymphocytaire.
Chez les patients ayant une hépatite C,
la consommation d’alcool augmente plus la fibrose que la nécrose hépatocytaire et l’infiltration lymphocytaire lobulaire.
Une
consommation quotidienne d’alcool supérieure à 80 g est un facteur
prédictif de progression des lésions de fibrose et de cirrhose.
L’infection par le VHC, en dehors de toute consommation excessive
d’alcool, peut provoquer des lésions similaires à celles rencontrées
en cas de maladie alcoolique du foie, en particulier la stéatose,
facteur pronostique péjoratif.
Aspects pathogéniques
:
A - HÉPATITE CHRONIQUE VIRALE C
ET CONSOMMATION D’ALCOOL :
Il est probable qu’une consommation quotidienne d’alcool inférieure
au seuil tolérable, 20 g/j chez la femme, 40 g/j chez l’homme, n’ait
pas d’effet délétère chez les personnes ayant une hépatite chronique
virale C.
En revanche, une consommation excessive d’alcool
aggrave les lésions hépatiques, et est un facteur de risque
indépendant de survenue d’une cirrhose.
Une
étude japonaise a montré, chez des personnes ayant une infection
chronique par le VHC, que le risque relatif de développer une
cirrhose était de 1,5 pour celles ayant une consommation d’alcool
quotidienne supérieure à 80 g, par rapport à celles qui ne
consommaient pas d’alcool.
De plus, la consommation excessive
d’alcool diminue significativement l’efficacité du traitement antiviral
par interféron, probablement via l’augmentation de la charge virale
et une plus grande hétérogénéité des souches virales infectantes.
L’abstinence prolongée d’alcool permet de diminuer
significativement la charge virale, et ainsi d’améliorer le taux de
réponse lors d’un traitement par interféron.
Il n’est pas
formellement prouvé que la consommation excessive d’alcool soit
un facteur de risque de développement d’un carcinome
hépatocellulaire en cas d’hépatite C.
Les effets de la
consommation aiguë d’alcool sur l’hépatite chronique virale C sont
inconnus.
B - MALADIE ALCOOLIQUE DU FOIE ET INFECTION
PAR LE VHC :
En cas d’hépatite alcoolique aiguë grave, l’utilisation des corticoïdes
doit être prudente chez les patients ayant une infection par le VHC.
La corticothérapie augmentant la charge virale et diminuant la
réaction immunitaire, son interruption brutale peut provoquer une
hépatite fulminante.
L’utilisation de l’interféron peut aussi
s’avérer dangereuse en cas d’hépatite alcoolique aiguë, même si
celle-ci est modérée.
À consommation d’alcool équivalente,
l’infection chronique par le VHC aggrave le pronostic et l’évolutivité
des maladies alcooliques du foie.
Ainsi, la survenue d’une cirrhose
est à la fois plus rapide et plus fréquente en cas de co-infection virale
C, 30 % versus 10 % à 10 ans, et le risque de développement d’un
carcinome hépatocellulaire est aussi plus important, 80 % versus
20 % à 10 ans.
Dans une étude française, effectuée chez
des buveurs excessifs, la présence d’une sérologie VHC positive était
un facteur indépendant associé à une plus grande fréquence de
survenue d’un carcinome hépatocellulaire.
Cependant, chez les
patients buveurs excessifs, la consommation d’alcool, plus que la
séropositivité VHC, reste le facteur pronostique principal quant à la
survenue ou à l’aggravation d’une cirrhose.
Il est probable que la
majorité des cas de carcinomes hépatocellulaires survenus chez des
malades ayant une cirrhose alcoolique soit la conséquence d’une
infection chronique et méconnue par le VHC, comme pour le virus
de l’hépatite B où l’on constate l’existence de particules virales dans
le tissu hépatique.
L’infection chronique par le VHC modifie aussi
la spécificité de certains marqueurs d’alcoolisation chronique, en
particulier celle de la transferrine désialylée ou décarboxylée.
Aspects physiopathologiques
:
La physiopathologie des interactions entre l’infection chronique par
le VHC et la consommation excessive d’alcool est mal connue.
Une
consommation quotidienne d’alcool supérieure à 60 g provoque une
augmentation significative de la charge virale indépendamment du
génotype.
Il semble exister une corrélation entre la charge virale
et la consommation d’alcool dans la semaine précédant la mesure.
L’arrêt de la prise d’alcool est associé à une baisse de la charge
virale.
L’augmentation de la charge virale est peut-être la
conséquence d’une immunodépression induite par la prise d’alcool ; d’autres facteurs environnementaux ou individuels sont
probablement aussi en cause.
Mais si le VHC et l’alcool agissent
ensemble en provoquant l’apparition et le développement de lésions
hépatiques sévères, cela ne semble pas être dû uniquement à
l’augmentation de la charge virale.
Les mécanismes de cette action
synergique sont incomplètement expliqués ; ils tiennent compte de
la toxicité hépatique propre de l’alcool, et des modifications de la
réponse immunitaire cellulaire à l’infection par le VHC engendrées
par la prise d’alcool :
– l’alcool pourrait, en fragilisant les hépatocytes, augmenter les
lésions hépatiques consécutives à la réaction inflammatoire à
médiation cellulaire provoquée par l’infection chronique par le VHC.
– l’alcool et l’infection par le VHC provoquent l’un et l’autre la
diminution de la synthèse du glutathion qui altère les fonctions
mitochondriales assurant la viabilité des hépatocytes ;
– la consommation régulière et excessive d’alcool pourrait
provoquer la formation d’autoanticorps circulants qui interagiraient
avec d’autres, secondaires à l’infection chronique par le VHC ;
– la consommation excessive d’alcool et l’hépatite C provoquent
parfois une surcharge en fer qui est hépatotoxique ;
– les lésions hépatocytaires pourraient être la conséquence d’un
stress oxydatif induit par l’alcool et le VHC.
Il existe aussi des spécificités virologiques en cas de consommation
excessive d’alcool et d’infection chronique par le VHC : si le
génotype viral 1 est aussi un facteur pronostique péjoratif,
l’identification du sérotype viral semble être plus difficile et le
nombre de quasi-espèces virales plus important.
Aspects thérapeutiques
:
La prise en charge des personnes ayant une infection chronique par
le VHC et une consommation excessive d’alcool est indispensable,
compte tenu de leur risque important de développer rapidement
des lésions hépatiques sévères.
La plupart des auteurs pensent qu’il vaut mieux effectuer une prise
en charge alcoologique préalable au traitement antiviral, l’alcool
étant le cofacteur le plus important d’aggravation de la maladie
virale C sur lequel on peut influer, et sa consommation excessive
diminue significativement l’efficacité du traitement antiviral à
gravité de maladie hépatique similaire.
Dans tous les cas, il
s’agit, chez des personnes ayant pour la plupart des troubles anxiodépressifs, de les aider à accepter les contraintes d’un
traitement antiviral prolongé, afin d’éviter la survenue de
complications psychiatriques potentiellement plus fréquentes chez
les personnes ayant un problème d’alcool.
Les opinions divergent
sur le niveau acceptable de la consommation d’alcool et sur la durée
de la prise en charge alcoologique préalable.
Faut-il obtenir une
abstinence totale ou une consommation contrôlée d’alcool ?
À la vue
des données de la littérature, une consommation contrôlée d’alcool
à des niveaux proches du seuil tolérable, moins de 20 g/j chez la
femme et moins de 40 g/j chez l’homme, ne paraît pas être
rédhibitoire sur le plan somatique, mais il est souvent difficile chez
les personnes alcoolodépendantes de mettre en place un tel projet
sur le long terme. Ainsi, dans une étude italienne, 25 à 30 % des
personnes ayant une infection chronique par le VHC avaient une
consommation excessive d’alcool, et la moitié seulement d’entre elles
l’a significativement réduite après l’annonce du diagnostic
d’hépatite C, ce qui suppose que beaucoup étaient
alcoolodépendantes.
On pourrait conseiller une consommation
modérée (< 20 g/j) et contrôlée d’alcool, uniquement chez les
consommateurs d’alcool à risque ou à problème sans critère
diagnostique d’alcoolodépendance.
La durée de la prise en charge alcoologique préalable varie selon les auteurs.
Trois mois paraissent
suffisants à la fois sur le plan psychologique et somatique ;
cependant, des auteurs ont constaté qu’une moins bonne réponse à
l’interféron persistait chez des buveurs excessifs sevrés en moyenne
depuis 34 mois, sans que l’on en connaisse la raison.
Les
traitements habituels de la prévention des réalcoolisations après un
sevrage, naltrexone ou acamprosate, pourront être utilisés aux doses
habituelles, en privilégiant l’acamprosate en raison de sa faible
hépatotoxicité.
Les modalités du traitement antiviral sont identiques à celles
utilisées chez les patients ayant une hépatite chronique virale C et
ne consommant pas d’alcool.
Un suivi ou un avis psychiatrique
préalable sera peut-être plus souvent nécessaire, en raison de la
fréquence des antécédents dépressifs chez les personnes ayant un
problème d’alcool.
En cas de cirrhose évoluée ou de tumeur maligne
hépatique, les traitements habituels, en particulier la transplantation
hépatique, peuvent être effectués avec des résultats similaires à ceux
des personnes n’ayant pas de problème d’alcool.
Afin de
valider cette attitude thérapeutique, il serait intéressant de pouvoir
apprécier l’accès aux soins des personnes ayant un problème
d’alcool et devant être traitées pour une hépatite C.
Il n’existe pas
de données dans la littérature permettant d’apporter une réponse à
cette question.
On peut imaginer qu’à la faveur de l’amélioration de
l’efficacité du traitement antiviral, celui-ci sera de plus en plus
largement accessible aux personnes ayant un problème d’alcool sans
en attendre une démarche alcoologique significative.
Conclusion
:
La coexistence d’une infection chronique par le VHC et d’une
consommation excessive d’alcool est fréquente, et ce d’autant plus qu’il
existe une hépatopathie ou des antécédents de toxicomanie.
Cette
coexistence ne semble pas être la conséquence de facteurs de risque de
contamination virale spécifiques à la consommation excessive d’alcool.
Les buveurs excessifs ayant une infection chronique par le VHC ont des
risques de développer des lésions hépatiques sévères (fibrose, cirrhose,
cancer) plus importants que ceux dus uniquement à leur consommation
d’alcool.
Il en est de même pour les personnes ayant une infection par le VHC et consommant trop d’alcool.
La physiopathologie des effets
pathogéniques synergiques de l’alcool et du VHC reste encore à
élucider.
Elle est probablement la conséquence de réactions
immunitaires et cytotoxiques.
La prise en compte de ces deux cofacteurs
est indispensable lorsqu’une personne consulte pour l’un ou l’autre
problème.
Une prise en charge préalable du problème alcoologique est
indispensable afin d’obtenir une abstinence ou une consommation
d’alcool contrôlée, seuls gages de l’efficacité du traitement antiviral et
de la maîtrise de l’évolutivité de l’infection par le VHC.
Cependant, les
contraintes de ce traitement doivent être régulièrement réévaluées à la
faveur de l’amélioration de ses résultats, afin qu’une proportion
optimale des personnes potentiellement traitables puisse accéder à une
prise en charge efficiente.