Syndromes neuropsychologiques progressifs par atrophie corticale focale

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Introduction :

Les démences dégénératives, dont les plus fréquentes sont la maladie d’Alzheimer et les démences frontotemporales, sont caractérisées par l’apparition progressive de troubles de la mémoire et d’autres fonctions cognitives ainsi que de modifications du comportement.

Syndromes neuropsychologiques progressifs par atrophie corticale focaleEn 1892, Pick a décrit des cas d’aphasies isolées associées à une atrophie circonscrite des aires du langage.

Ces travaux furent oubliés mais réactualisés en 1982, après la description par Mesulam de tableaux d’aphasies progressives dégénératives longtemps isolés, sans démence ou avec démence tardive.

Depuis, différents syndromes corticaux focalisés progressifs ont été individualisés.

Ils sont caractérisés par la dégradation progressive mais sélective d’une fonction cognitive longtemps isolée d’un contexte démentiel selon les critères habituels.

Ces affections dégénératives correspondent à une atrophie corticale focale objectivée par l’imagerie morphologique et fonctionnelle.

On distingue des troubles du langage (aphasie progressive primaire) ou de la parole (anarthrie progressive), des fonctions gestuelles (apraxie progressive), de la mémoire sémantique (démence sémantique), de la mémoire épisodique (amnésie dégénérative isolée) ou des fonctions visuelles élaborées (troubles visuoperceptifs et visuospatiaux du syndrome de Benson).

Au plan sémiologique, il est important de ne pas conclure trop vite à une atrophie corticale focale progressive devant des présentations apparemment prédominantes d’un symptôme cognitif.

Ces pièges résultent d’une hétérogénéité symptomatique initiale de certaines formes classiques de maladie d’Alzheimer ; cette hétérogénéité est bien reconnue depuis l’individualisation de sous-groupes où prédomine une atteinte lexicosémantique ou visuoconstructive.

Dans ces situations, la différence est faite par un examen neuropsychologique approfondi (révélant la désorganisation diffuse des autres fonctions cognitives) puis par l’évolution rapide vers un comportement démentiel.

Les études neuropathologiques montrent des lésions dégénératives hétérogènes : certaines lésions sont non spécifiques, soulevant le problème d’une entité nosologique distincte (spongiose, gliose aspécifique), d’autres sont celles de la maladie de Pick ou de la maladie d’Alzheimer alors même que le tableau clinique n’est pas celui de la présentation classique de ces maladies mais bien celui d’une altération neuropsychologique focalisée.

Il n’y a pas de traitement spécifique de ces affections.

Aphasies progressives primaires :

Le syndrome d’aphasie progressive primaire a été décrit par Mesulam chez six patients présentant un trouble du langage progressif et isolé, en l’absence de syndrome démentiel après 5 à 11 ans de suivi ou avec démence tardive après 7 ans d’évolution.

Plus d’une centaine de cas ont ensuite étayé l’individualité de tels tableaux.

Trois critères fondamentaux furent par la suite soulignés : une détérioration progressive du langage ou de la parole supérieure à 2 ans, la préservation des activités quotidiennes, la conservation relative des capacités cognitives non verbales.

L’expertise psychométrique confirme l’atteinte exclusive ou très prédominante du langage, puisque les capacités visuoconstructives et la mémoire visuelle et topographique sont globalement préservées.

Le quotient intellectuel (QI) global est souvent normal, mais avec un QI verbal inférieur au QI pratique.

Les patients se plaignent peu de leur mémoire et les erreurs lors des tests sont en relation avec le trouble du langage.

Des évaluations psychométriques fines ou répétées peuvent révéler une atteinte plus diffuse des fonctions cognitives non verbales sans que l’autonomie des patients n’en soit réduite.

Les patients poursuivent pendant plusieurs années leurs activités sociales et professionnelles en dépit d’une aphasie sévère ; en particulier, ils viennent consulter seuls le neurologue et peuvent pendant longtemps se rendre seuls chez l’orthophoniste.

Les patients demeurent longtemps conscients de leur aphasie qu’ils compensent par différents moyens : circonlocutions, langage gestuel ou écriture.

L’évolution démentielle est toutefois inéluctable pour peu qu’un suivi suffisant soit réalisé.

L’âge moyen de survenue est de 62 ans, plus jeune que celui d’une maladie d’Alzheimer.

Il pourrait exister un terrain génétique en raison d’une prédominance masculine (87 % pour Mesulam) et d’antécédents plus fréquents de dyslexie (28 %), ce dernier point suggérant une éventuelle vulnérabilité génétiquement programmée de l’hémisphère gauche.

Les examens paracliniques montrent une focalisation lésionnelle (atrophie au scanner ou à l’imagerie par résonance magnétique [IRM]) et fonctionnelle (hypodébits et hypométabolismes) dans les régions périsylviennes gauches suggérant une atteinte dégénérative sélective des aires du langage de l’hémisphère gauche.

Cet aspect diffère nettement des asymétries métaboliques bilatérales et plus globales des maladies d’Alzheimer.

Un scanner précoce peut être normal mais l’évolution montre toujours une atrophie asymétrique.

Dans quelques cas, l’hypométabolisme cortical est observé en l’absence d’atrophie ou est plus étendu que l’atrophie et parfois aussi présent dans l’hémisphère controlatéral.

Ce dernier point traduit une diffusion du processus ou son retentissement à distance.

Très vite, l’hétérogénéité sémiologique des aphasies progressives primaires a été soulignée.

Les présentations sémiologiques étaient en outre cliniquement atypiques par l’association de traits correspondant à différentes formes d’aphasies tout en s’opposant nettement au tableau linguistique habituel de la maladie d’Alzheimer par la présence éventuelle de paraphasies phonémiques, de stéréotypies verbales, d’une surdité verbale, d’altérations morphosyntaxiques, ou d’une dysarthrie avec agrammatisme.

Il est maintenant classique d’opposer deux tableaux anatomocliniques : des aphasies progressives primaires non fluentes et des aphasies progressives primaires fluentes.

Chaque forme est caractérisée par un syndrome clinique relativement stéréotypé, une évolution vers un tableau démentiel particulier, une topographie particulière des lésions et une prédominance histologique.

Les aphasies progressives primaires non fluentes sont les plus évocatrices en raison des caractéristiques sémiologiques très différentes du tableau langagier d’une maladie d’Alzheimer.

Leur évolution se fait vers une aphasie globale puis un mutisme avec démence où prédominent des troubles comportementaux de type frontal.

Une sclérose latérale amyotrophique peut aussi survenir.

Scanner et IRM objectivent une atrophie frontale gauche. Les examens neuropathologiques montrent, dans les régions frontales gauches surtout, des lésions non spécifiques (« démence manquant d’histologie distincte ») ou des lésions de maladie de Pick mais très rarement les signes histologiques d’une maladie d’Alzheimer.

Certains auteurs incluent les aphasies progressives primaires non fluentes dans le cadre des dégénérescences frontotemporales alors que Kertesz les intègre dans son concept de « complexe de Pick » regroupant démences frontotemporales, dégénérescences corticobasales, démences sémantiques, gliose sous-corticale progressive et paralysie supranucléaire progressive.

Ces affections cliniquement hétérogènes peuvent parfois se retrouver dans la même famille en étant toutes associées à une mutation du gène du chromosome 17 codant la protéine tau (tauopathies).

Les aphasies progressives primaires fluentes sont plus vite associées à des troubles cognitifs non langagiers et évoluent davantage vers une forme de maladie d’Alzheimer.

Scanner et IRM montrent une atrophie temporale gauche.

Les lésions histologiques sont habituellement celles de la maladie d’Alzheimer.

Il est maintenant classique de détacher, du cadre de l’aphasie progressive primaire, deux tableaux débutant par des atteintes du langage et de la parole, l’anarthrie progressive et les démences sémantiques.

Anarthrie progressive :

L’association d’une désintégration phonétique insidieuse avec apraxie buccofaciale et apraxie mélokinétique correspond à une atrophie et un hypométabolisme frontal postéro-inférieur.

L’évolution se fait vers une réduction du langage propositionnel puis un mutisme, ainsi que vers des troubles cognitifs et comportementaux frontaux (apathie…).

Ces troubles de la motricité complexe suggèrent une atteinte sélective et progressive du cortex prémoteur.

Démences sémantiques :

Elles correspondent à une désorganisation progressive des connaissances sémantiques.

Le tableau initial est celui d’une aphasie sémantique avec perte progressive des mots (sans aide, par l’ébauche orale) mais aussi des connaissances des objets et des concepts.

Le patient exprime sa perplexité devant des objets familiers.

La compréhension orale et écrite est altérée.

La fluence catégorielle est plus réduite que la fluence alphabétique et les verbes sont mieux produits que les noms.

Habituellement, une alexie et une agraphie lexicales sont présentes (régularisation des mots irréguliers et ambigus).

Les objets ayant perdu tout sens pour eux, les patients ne peuvent plus les utiliser.

On note l’absence de troubles syntaxiques ou phonologiques et la préservation des capacités visuoperceptives et du raisonnement non verbal.

On constate un profil inverse de celui de la maladie d’Alzheimer puisque les souvenirs personnels sont mieux évoqués que les connaissances culturelles ; en outre, parmi les souvenirs personnels, les épisodes récents sont mieux retenus que les anciens.

Les faits culturels sont d’autant mieux rappelés qu’ils peuvent être rattachés à des connaissances personnalisées : par exemple, un patient ne peut évoquer pour Paris que le fait que sa soeur y habite sans pouvoir évoquer la notion de capitale, ni les monuments caractéristiques de la ville.

L’évolution est marquée par une réduction progressive des connaissances sémantiques, ce qui entraîne un discours logorrhéique et égocentré ainsi que des troubles du comportement : par exemple, le patient ne respecte pas la signalisation routière parce qu’il a perdu la notion du concept attaché au feu rouge.

Il existe une atrophie marquée du pôle temporal et des régions temporales externes et inférieures prédominant à gauche alors que les structures hippocampiques sont préservées.

Par la suite, l’évolution se fait vers le cortex orbitofrontal, ouvrant ainsi des liens nosologiques avec les dégénérescences frontotemporales.

Les quelques cas neuropathologiques ont montré, soit des lésions non spécifiques, soit des lésions de Pick.

Amnésies dégénératives isolées :

Des amnésies pures progressives longtemps indemnes de tout syndrome démentiel sont rapportées.

Les patients sont très conscients de leur amnésie qui se révèle sévère lors des tests neuropsychologiques.

L’absence d’anosognosie et de démence et la préservation de leurs fonctions intellectuelles « frontales » leur permettent de rester longtemps autonomes et de poursuivre des activités sociales ou professionnelles car ils mettent en place des systèmes compensatoires de leur amnésie.

L’imagerie est celle d’une atrophie hippocampique bilatérale avec hypométabolisme temporal interne.

Le seul cas autopsié montre des lésions de maladie d’Alzheimer.

Atrophie corticale postérieure (syndrome de Benson) :

L’atrophie corticale postérieure correspond à un tableau sémiologiquement assez riche mais distinct de la maladie d’Alzheimer et évoquant une atteinte dégénérative bilatérale, souvent prédominant à droite, des processus associatifs temporo- et pariéto-occipitaux.

Les patients développent progressivement une agnosie visuelle associative, une désorientation topographique, une simultagnosie, une alexie, une agraphie spatiale, un syndrome de Gerstmann, une ataxie optique puis un syndrome de Balint complet, une extinction visuelle, voire un déficit campimétrique en « quadrant » ou en « hémichamp ».

Il existe parfois une aphasie transcorticale sensorielle.

Les examens psychométriques révèlent constamment de meilleures performances verbales que visuoconstructives, une mémoire normale.

Le comportement est normal chez un patient toujours très conscient de ses déficits.

Les premiers symptômes visuels sont déconcertants et occasionnent parfois des changements répétés de lunettes : le patient se plaint de ne pouvoir lire les grosses lettres par rapport aux petites, il repère mieux les objets lointains que les objets proches, ne retrouve pas sa voiture sur un parking ou se trompe de portière.

Selon la prédominance initiale des symptômes chez des patients vus tôt, il est possible de distinguer des présentations rendant compte d’une atteinte préférentielle du système dorsal occipitopariétal du « où » (reconnaissance spatiale) alors que d’autres tableaux correspondent à une atteinte préférentielle du système ventral occipitotemporal du « quoi » (reconnaissance des formes).

Scanner et IRM montrent une atrophie corticale occipitopariétale et occipitotemporale bilatérale prédominant à droite.

SPECT et TEP révèlent un hypodébit ou un hypométabolisme des mêmes régions. L’histologie est, de façon prédominante, celle de lésions de maladie d’Alzheimer dans les formes pariétales.

Autres syndromes neuropsychologiques focalisés :

D’autres cas progressifs de troubles cognitifs focalisés ont été rapportés : apraxies gestuelles mélokinétiques associées parfois à une dystonie ou une choréoathétose de la main, agnosie visuelle, syndrome de Gerstmann, syndrome du gyrus angulaire dominant, prosopagnosie, amusie et aprosodie progressives.

Tous ces cas ont en commun l’apparition progressive de symptômes neuropsychologiques focalisés, sans démence et sans autre atteinte cognitive pendant de nombreuses années.

Là aussi, leur sémiologie diffère d’une maladie d’Alzheimer « classique » et l’imagerie montre une atrophie en rapport avec la sémiologie.

Traitements :

En l’absence d’autorisation de mise sur le marché (AMM) spécifique (y en aura-t-il un jour ?), il n’y a aucun traitement officiel des atrophies focales.

La présence dans certains cas (syndrome de Benson, aphasie progressive primaire fluente, amnésie pure) de lésions de la maladie d’Alzheimer pourrait faire discuter un traitement anticholinestérasique central.

Les patients ayant pendant longtemps une pleine connaissance de leurs déficits, il est nécessaire d’utiliser antidépresseurs inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS) et soutien psychologique adapté.

Les patients aphasiques et anarthriques doivent systématiquement être confiés à une orthophoniste.

Dans les autres cas, des interventions ponctuelles peuvent être réalisées par des orthophonistes ou des neuropsychologues.

Conclusion :

La réalité clinique des différents syndromes d’atrophie corticale focalisée est bien documentée aux plans neuropsychologique, morphologique et métabolique.

Ces affections sont un mode d’expression clinique inhabituel de différentes maladies dégénératives et leur évolution vers une démence semble inéluctable pour peu qu’un suivi suffisant soit réalisé.

L’hétérogénéité neuropathologique de ces syndromes cliniques est admise mais il faut remarquer un certain regroupement anatomoclinique : les syndromes « antérieurs » sont plus souvent associés à des lésions non spécifiques ou de la maladie de Pick alors que les tableaux « postérieurs » sont habituellement secondaires à des lésions de maladie d’Alzheimer.

Il reste à comprendre, dans ces cas de lésions de maladie de Pick ou de maladie d’Alzheimer, pourquoi la symptomatologie et les lésions histopathologiques restent longtemps focales.

Les atteintes non spécifiques focalisées représentent, quant à elles, une entité neuropathologique encore mal connue.

Il n’y a pas d’explication pour la très nette prédominance de l’atteinte temporale gauche : vulnérabilité des fonctions linguistiques par rapport aux fonctions visuoconstructives, différences histobiochimiques ?

Enfin, certains auteurs assimilent ces syndromes neuropsychologiques focalisés à des maladies de système en raison de l’atteinte longtemps sélective de circuits neuronaux d’un système anatomofonctionnel spécifique (comme par exemple le circuit dorsal occipitopariétal).

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