Dominance hémisphérique

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Introduction :

La démonstration par Broca de la localisation frontale gauche des lésions responsables d’aphasie a constitué la première preuve que les hémisphères ne sont pas équivalents quant à leur rôle fonctionnel dans la cognition humaine.

Dès cette époque, Broca posait déjà une question qui s’avérera cruciale,

celle du lien entre cette spécialisation de l’hémisphère gauche pour le langage et la plus évidente des asymétries comportementales, la préférence et l’habileté supérieure de la main droite dans les comportements moteurs.

Par la suite, Wernicke, puis Dejerine, entre autres, ont conforté le rôle de l’hémisphère gauche dans le langage pour d’autres aspects que la seule expression orale.

Dominance hémisphériquePuis ont été établies, toujours par l’observation des conséquences de lésions latéralisées du cerveau, les preuves de la spécialisation hémisphérique d’autres fonctions cognitives : les fonctions gestuelles, également dans l’hémisphère gauche, et les fonctions visuospatiales, attentionnelles et émotionnelles, de même que certains aspects de la perception visuelle (visages) et auditive (mélodies), toutes fonctions aujourd’hui considérées comme hémisphériques droites.

Ce n’est pourtant que depuis une vingtaine d’années que la question a été réellement posée des mécanismes intimes sous-tendant cette singulière asymétrie fonctionnelle et, depuis lors, cette question est devenue l’une des questions le plus souvent abordées en neurosciences, comme en témoigne le nombre sans cesse croissant de travaux, provenant de domaines de recherche très divers, qui y sont consacrés.

L’instigateur principal de ces travaux a sans conteste été le neurologue américain Geschwind qui, par la hardiesse de ses idées et l’éclectisme de ses domaines d’intérêt, dépassant largement celui de la neurologie clinique, a été à l’origine de plusieurs milliers de travaux (dont une partie seulement, du reste, ont confirmé ses intuitions).

Le présent article a essentiellement pour but de faire le point de cette vaste littérature consacrée aux bases biologiques de la dominance cérébrale, en abordant principalement ceux publiés au cours des 10 dernières années.

Définitions, manifestations et facteurs de variation de la dominance hémisphérique :

A – Définitions : latéralité, spécialisation, dominance

Lorsqu’on se réfère à l’asymétrie fonctionnelle du cerveau, on utilise de façon à peu près indifférente les termes de spécialisation, latéralisation ou dominance.

En fait, chacun de ces trois termes possède sa propre signification.

On parle de spécialisation d’un hémisphère dans une fonction donnée et de latéralisation d’une fonction à un hémisphère, tout en sachant qu’un hémisphère n’est jamais le seul impliqué dans une fonction (comme en témoignent, après lésion unilatérale par exemple, les possibilités de récupération d’une fonction par la mise en jeu de l’hémisphère controlatéral) et qu’une fonction n’est jamais strictement localisée à un hémisphère, grâce en particulier à la richesse des connexions interhémisphériques.

Le terme de dominance cérébrale est souvent banni en raison du fait qu’il sous-entend qu’un hémisphère joue un rôle fonctionnel plus important (en l’occurrence le gauche qui, chez la majorité des individus, contrôle à la fois l’activité de la main droite et les principaux mécanismes de la parole et du langage).

De fait, le rôle fonctionnel de l’hémisphère droit, réputé « mineur », s’est avéré complémentaire et sans doute aussi crucial, souvent largement supérieur au gauche dans certains domaines de la vie mentale et cognitive.

Les notions de latéralisation et de spécialisation hémisphériques considèrent une fonction comme organisée de manière asymétrique entre les hémisphères.

Comme cela sera développé plus loin, elles sous-entendent parfois également que cette organisation puisse se mettre en place progressivement au cours de la maturation de l’individu.

B – Manualité : un « marqueur » de la dominance cérébrale

L’asymétrie comportementale la plus évidente est certainement la manualité, qui constitue ainsi l’indice le plus souvent pris en considération lorsqu’on cherche à déterminer les caractéristiques de latéralisation cérébrale d’un individu ou d’un groupe d’individus.

Environ 90 % des individus se considèrent comme droitiers, principalement par référence à l’utilisation préférentielle de la main droite lors de l’acte d’écriture.

En fait, on sait que l’écriture seule ne suffit pas pour déterminer si un sujet est droitier ou gaucher, en particulier chez ceux pour lesquels on peut présumer qu’une pression culturelle aurait pu contrarier une tendance naturelle à utiliser la main gauche.

En outre, il est possible que la préférence d’une main dans un acte donné soit un moins bon indicateur biologique que l’efficience de cette main, comprenant la force, la précision et la rapidité d’utilisation.

C’est la raison pour laquelle les recherches en matière de dominance hémisphérique ne se contentent pas de consigner la manualité telle que rapportée par les sujets, mais soit utilisent des questionnaires comportant plusieurs items couvrant divers aspects de la gestualité unilatérale, soit leur proposent des tâches motrices qui permettent d’évaluer l’efficience respective des deux mains.

Certains ont proposé d’analyser également la préférence podale et oculaire.

La question souvent débattue est de savoir comment classer les sujets lors d’études sur la biologie de la latéralisation. Un type de classification consiste à considérer l’ambilatéralité absolue comme limite entre droitiers et gauchers.

Actuellement, la plupart des auteurs s’accordent pour opposer les droitiers absolus aux non-droitiers absolus, ces derniers comprenant donc les gauchers et les ambidextres.

Lorsqu’on étudie de la sorte une population de sujets neurologiquement sains, on observe alors une distribution des indices de latéralité manuelle selon une courbe en « J », la majorité des sujets (environ 70 %) occupant la partie droite de la courbe alors que 10 %environ se situent sur la gauche de la courbe, correspondant aux gauchers absolus.

Si, en revanche, on observe le comportement d’une population dans une tâche de dextérité manuelle, on obtient au contraire une courbe en « cloche » suggérant que la différence entre l’habileté manuelle droite et gauche se distribue selon une loi normale.

C’est cette constatation qui a amené Annett à proposer un modèle génétique de l’héritabilité de la manualité.

C – Langage :

Depuis les constatations initiales de Broca, la latéralisation du langage à l’hémisphère gauche est sans conteste l’expression la plus exemplaire de l’asymétrie du cerveau pour une fonction cognitive.

Hormis le cas exceptionnel illustré par l’aphasie croisée, on considère que l’hémisphère droit du sujet droitier standard possède peu ou pas de capacités langagières.

Les études de sujets commissurotomisés ont confirmé que l’hémisphère droit isolé n’a accès qu’à un lexique très restreint et surtout semble incapable de toute production de langage articulé.

En fait, il semble que la spécificité de l’hémisphère gauche soit la plus nette pour les aspects du langage nécessitant le traitement séquentiel de l’information, caractéristique des composantes phonologiques et syntaxiques de la parole.

En revanche, les aspects sémantiques et lexicaux sont en partie sous-tendus par les deux hémisphères.

1- Effet de la manualité :

Parmi les facteurs susceptibles de faire varier le degré de latéralisation du langage, l’effet de la manualité a été étudié de trois manières principales :

– dans des populations pathologiques, en comparant l’incidence d’aphasies par lésion gauche chez des droitiers et des gauchers ;

– en réalisant une inactivation hémisphérique à l’Amytal chez des sujets épileptiques devant subir une intervention chirurgicale ;

– chez des sujets neurologiquement intacts en utilisant le test d’écoute dichotique.

Les différentes études portant sur des populations aphasiques ont toutes montré que, chez le droitier, l’hémisphère gauche est dominant pour le langage dans plus de 95 % des cas.

Chez le gaucher, les données suggèrent une participation des deux hémisphères, dans des proportions variables selon les études.

La difficulté réside ici dans l’appréciation de l’effet de la lésion, une aphasie d’intensité modérée ou récupérant rapidement après lésion gauche suggérant une participation anormalement importante de l’hémisphère droit.

Cette difficulté n’est pas présente, en théorie, dans les expériences d’inactivation à l’Amytal (test de Wada).

Il s’agit d’observer la survenue de troubles du langage après inactivation temporaire d’un hémisphère, avec la possibilité de contrôler l’implication de l’autre hémisphère par une injection controlatérale à distance de la première.

Ces études ont régulièrement démontré une large prédominance de sujets ayant une latéralisation gauche du langage (95 % des droitiers et 65 % des gauchers).

Une approche souvent utilisée dans les recherches sur la latéralisation du langage est celle utilisant le test d’écoute dichotique.

Lorsqu’on adresse simultanément à chaque oreille à l’aide d’écouteurs un mot différent, on obtient chez la majorité des droitiers un avantage de l’oreille droite, suggérant la supériorité de l’hémisphère gauche.

Si l’on calcule sur une population non sélectionnée la différence de performance entre oreille droite et oreille gauche, on obtient une courbe de distribution normale, la majorité des individus ayant une préférence modérée pour l’oreille droite.

Bryden a résumé les résultats de plusieurs études représentant plus de 1 000 individus normaux et comparé les différentes méthodes utilisant ce paradigme : paires de mots ou de chiffres, paires de non-mots, répétition des deux mots, répétition du mot entendu dans une des deux oreilles, détection d’un son à l’intérieur des deux mots…

Quelle que soit la méthode utilisée, on obtient une différence du même ordre, environ 85 %d’avantage pour l’oreille droite chez les droitiers et 65 % chez les gauchers, résultats grossièrement superposables aux données obtenues sur les populations pathologiques.

2- Cas particulier : l’aphasie croisée

Lorsqu’un sujet droitier devient aphasique à la suite d’une lésion de l’hémisphère droit, on parle d’aphasie croisée.

Ce cas de figure, qui concerne 1 à 5 % des aphasiques droitiers, est donc rare, mais particulièrement instructif en tant qu’exception à la règle des liens entre manualité et latéralisation du langage.

Selon Alexander, on peut distinguer deux types d’aphasie croisée.

Dans le premier type, le plus fréquent (70 %), la séméiologie aphasique correspond à celle attendue eu égard à la topographie intrahémisphérique de la lésion.

Dans ces cas, le type d’aphasie (expressive, réceptive ou de conduction) est prédictible d’après le siège (antérieur, postérieur ou central) de la lésion dans l’hémisphère droit.

Dans les 30 % restants, soit la topographie, soit l’étendue de la lésion ne correspondent pas aux corrélations aphasiologiques classiques, et suggèrent une organisation intra- et interhémisphérique aberrante du langage.

En outre, les fonctions habituellement attribuées à l’hémisphère droit (en particulier visuospatiales et attentionnelles) peuvent ou non être altérées après la lésion droite de ces patients.

La diversité des cas de figures, contrastant avec le caractère stéréotypé de la répartition interhémisphérique de ces fonctions chez la majorité des droitiers, suggère, au même titre que chez les gauchers, que fasse défaut un facteur de latéralisation, probablement génétique, dont l’absence se manifesterait par une répartition aléatoire (tant intra- qu’interhémisphérique) du substrat cérébral des diverses fonctions cognitives.

D – Facteurs de variation :

1- Effet du sexe :

Bien que d’ampleur encore mal précisée, l’effet du sexe sur les performances cognitives humaines est une donnée actuellement bien admise.

En particulier, il a été démontré à maintes reprises que les sujets de sexe féminin ont un avantage sur les tâches verbales alors que ceux de sexe masculin présentent globalement de meilleures performances dans les épreuves visuospatiales.

Bien entendu, il existe un important chevauchement des performances entre les deux sexes dans ces différentes tâches et les différences, lorsqu’elles existent, sont modestes relativement à leur variance.

Ces différences sont probablement la conséquence de mécanismes multiples où facteurs biologiques et culturels sont intriqués de manière complexe.

Diverses études ont cherché à rapporter ces différences de fonctionnement cognitif à une différence d’asymétrie fonctionnelle hémisphérique.

L’une des mieux établies est probablement l’incidence légèrement supérieure de gauchers dans le sexe masculin.

Concernant le langage, lorsqu’un effet du sexe a été démontré, il suggère une plus forte latéralisation gauche chez les hommes, mais seulement si la manualité est contrôlée.

À partir de l’étude d’aphasies par lésion gauche chez des hommes et des femmes, on estime que l’hémisphère gauche est dominant pour le langage chez approximativement 95 % des hommes droitiers et 79 % des femmes droitières.

Bryden précise en outre que les hommes droitiers ont également une plus nette latéralisation droite des processus visuospatiaux, mais suggère que cela serait dû, non à une moindre latéralisation des fonctions chez la femme, c’est-à-dire une différence quantitative, mais plutôt à une différence de direction, donc qualitative, de la latéralisation : en d’autres termes, le cerveau féminin ne serait pas moins latéralisé mais il y aurait un plus grand nombre de femmes dont la latéralisation serait atypique ou inversée.

Enfin, chez le sujet neurologiquement sain, les données sont également loin de montrer un franc effet du sexe : peu d’études ont recherché spécifiquement l’effet du sexe, et parmi celles l’ayant recherché, la majorité n’en ont pas retrouvé.

Hiscock et al ont repris le contenu intégral de six revues de neuropsychologie internationales : sur 352 études en écoute dichotique, 49 montrent un effet ou une interaction liés au sexe, mais 11 seulement répondent à des critères stricts de significativité.

Parmi celles-ci, neuf sont en faveur de l’hypothèse classique d’une latéralisation plus importante du langage chez l’homme.

La conclusion des auteurs est que l’effet du sexe, bien que statistiquement patent, ne rend compte que d’une infime proportion de la variance interindividuelle en matière de latéralisation du langage.

Une des données les plus robustes concernant l’effet du sexe sur la morphologie cérébrale intéresse l’anatomie du corps calleux.

Du point de vue fonctionnel, cependant, il y a peu de preuves d’une différence intersexuelle dans les relations interhémisphériques.

Un dernier point à considérer est le fait que la plupart des études sur les différences sexuelles en matière de latéralisation ne prennent pas en compte un facteur qui s’est avéré jouer un rôle significatif : les variations de performance de la femme au cours du cycle menstruel.

Il a ainsi été montré que les performances visuospatiales sont meilleures lors des périodes de faible imprégnation hormonale (phase lutéale) et les performances dans une tâche de dextérité manuelle meilleures lors de la période menstruelle où l’imprégnation hormonale décroît.

Ces variations de performances pourraient être liées à des variations dans le degré de latéralisation fonctionnelle.

2- Effet de l’âge :

Si les données concernant la mise en place de la préférence manuelle chez l’enfant sont relativement convergentes, il n’en va pas de même pour la latéralisation des fonctions cognitives.

Dans un ouvrage souvent cité, Lenneberg proposait que l’asymétrie hémisphérique, pour les fonctions du langage en particulier, n’apparaît chez l’enfant que vers l’âge de 2 ans pour se développer ensuite jusqu’à la puberté, période à laquelle elle acquiert ses caractéristiques de l’âge adulte.

Cette hypothèse, dite de l’équipotentialité, était basée sur l’observation que les lésions acquises n’entraînent pas de trouble du langage chez l’enfant avant 2 ans et que, par la suite, la récupération du trouble est meilleure après lésion droite que gauche, cette différence devenant de plus en plus nette jusqu’à la puberté.

Cette équipotentialité initiale des hémisphères a été par la suite contestée au vu d’observations d’une spécialisation très précoce de l’hémisphère gauche pour le langage.

Il a ainsi été démontré que dès les premières heures après sa naissance, l’enfant réagit différemment aux sons linguistiques et non linguistiques, seuls les premiers provoquant une modification asymétrique de l’activité électroencéphalographique prédominant sur l’hémisphère gauche.

Une étude déjà ancienne avait montré que dès l’âge de quelques semaines, la présentation dichotique de sons du langage ou de sons musicaux donne un avantage de l’oreille droite pour les premiers et de l’oreille gauche pour les seconds.

Par ailleurs, l’hémisphère droit de l’enfant est spécialisé dans la reconnaissance des visages dès quelques semaines de vie.

Ainsi, il semble que la spécialisation de chacun des hémisphères pour les fonctions qui seront les leurs à l’âge adulte existe très précocement, probablement dès la naissance.

Cela ne signifie cependant pas que le phénomène de latéralisation ne puisse pas, pour sa part, se poursuivre et s’amplifier par la suite, sans doute sous l’effet de l’apprentissage, en particulier pour le langage dont l’acquisition se poursuit tard au cours de la vie et dont la latéralisation à l’hémisphère gauche pourrait s’accentuer sous l’influence de l’apprentissage, puis de l’utilisation de la langue écrite.

Corrélats morphologiques de l’asymétrie fonctionnelle cérébrale :

A – Asymétrie du planum temporale :

Bien qu’elles aient été étudiées de longue date, les asymétries du cerveau humain n’ont commencé à être considérées en relation à la dominance de l’hémisphère gauche pour le langage qu’avec l’étude princeps de Geschwind et Levitsky.

Ces auteurs, observant 100 cerveaux humains de sujets décédés de cause non neurologique, ont mesuré l’étendue macroscopique du planum temporale, une région de cortex auditif associatif située sur la face supérieure du lobe temporal, en arrière du cortex auditif primaire, et ont remarqué que dans 65 % des cas, il existait une asymétrie de cette structure en faveur de l’hémisphère gauche.

À la suite de cette étude, de nombreux travaux ont été publiés, confirmant dans l’ensemble les données de ces auteurs.

Ces travaux ayant fait l’objet de plusieurs revues exhaustives, nous nous contenterons de les résumer : sur 14 études que nous avons pu retrouver, soit un total de 610 cerveaux examinés, 73 % présentaient le pattern, que l’on peut qualifier de « typique », d’un planum gauche plus développé que le droit.

Parmi les 27 % restants, la plupart présentaient deux plana de taille à peu près égale.

Dans les cas symétriques, l’absence d’asymétrie est liée, non à un moindre développement du planum gauche, mais à un développement anormalement important du planum droit, constatation qui possède une importance théorique considérable pour la compréhension des mécanismes ontogénétiques qui président à l’établissement de l’asymétrie cérébrale.

Quoi qu’il en soit, Geschwind a été le premier à suggérer que cette asymétrie anatomique serait un élément crucial pour la compréhension des mécanismes de l’asymétrie fonctionnelle du cerveau.

B – Asymétrie de la région fronto-operculaire :

Le postulat de la signification fonctionnelle de l’asymétrie du planum a incité les chercheurs à se pencher sur l’autre région corticale connue pour être fonctionnellement latéralisée : la région de Broca.

En fait, les résultats sont très divergents d’une étude à une autre, les auteurs s’accordant pour souligner la difficulté que représentent les mesures anatomiques de cette région, particulièrement étroite et irrégulière.

On comprend ainsi qu’une mesure qui ne prendrait en compte que la surface extérieurement visible de l’aire de Broca ne donne aucun résultat significatif.

Les seuls travaux ayant pris en considération toutes les parties de cortex appartenant à l’aire 44, y compris les portions de cortex enfouies au fond des sillons, n’ont pu être pratiqués que sur de petits échantillons, et ne prenaient pas en compte le facteur sexe.

En définitive, il reste surprenant, si l’on s’en tient au postulat de l’asymétrie corticale en tant que substrat cérébral de la latéralisation du langage, que l’aire deWernicke, qui abrite des fonctions langagières que l’on sait plus partagées entre les hémisphères que celles sous-tendues par l’aire de Broca, soit plus nettement asymétrique que cette dernière, dont on connaît pourtant la spécialisation quasi exclusive du côté gauche pour la programmation motrice de l’expression orale.

C – Signification fonctionnelle de l’asymétrie des aires corticales du langage :

Peu après la suggestion de Geschwind et Levitsky d’un lien causal entre asymétrie anatomique et latéralisation fonctionnelle pour le langage, de nombreux travaux ont voulu explorer cette hypothèse.

Ces travaux ont principalement consisté à tenter de mettre en relation, sur des groupes de sujets neurologiquement sains, une asymétrie cérébrale observable in vivo par les moyens d’imagerie cérébrale avec un indice d’asymétrie fonctionnelle, principalement le degré de latéralisation manuelle.

Les méthodes d’imagerie utilisées ont bien entendu suivi les progrès techniques considérables effectués ces dernières années.

Nous ne considérerons ici que les travaux ayant utilisé l’imagerie par résonance magnétique (IRM), de loin la technique la plus fiable pour apprécier l’anatomie corticale.

La plupart de ces travaux ont comparé l’asymétrie du planum dans une population de droitiers et de gauchers.

La méthode le plus souvent utilisée consiste à mesurer, sur les coupes sagittales de chaque hémisphère passant par la région temporale postérieure, l’étendue antéropostérieure du planum et à calculer un indice d’asymétrie interhémisphérique.

À quelques exceptions près, ces travaux ont retrouvé une différence significative dans le sens attendu, à savoir une plus forte asymétrie en faveur du planum gauche chez les droitiers.

Habib et al ont étudié l’anatomie du planum et de la région pariétale inférieure chez 40 sujets normaux et ont retrouvé une asymétrie gauche significativement plus nette en faveur des droitiers pour les deux indices mesurés.

En outre, la combinaison d’une asymétrie gauche des deux indices permettait de prédire la droiterie manuelle à plus de 90 %.

Enfin, Jäncke et al ont mesuré la partie de cortex dorsale à la portion ascendante de la scissure de Sylvius (une région qu’ils dénomment « planum pariétal ») qu’ils retrouvent asymétrique en faveur du côté droit chez les homme droitiers et les femmes gauchères, une constatation qu’ils attribuent au plus fort développement de l’aire pariétale inférieure PG, réputée être un élément central des réseaux hémisphériques droits spécialisés dans les processus attentionnels.

Il faut citer aussi d’autres études, moins nombreuses, qui ont tenté d’approcher plus spécifiquement le substrat morphologique de la spécialisation hémisphérique gauche pour le langage en cherchant à relier les aspects d’asymétrie morphologique, non plus à la manualité, mais à des indices de latéralisation fonctionnelle du langage, ainsi que plusieurs travaux qui ont porté sur des populations de sujets cérébrolésés en prenant leur symptomatologie aphasique comme indicateur de la spécialisation hémisphérique pour le langage.

Toutefois, la présence d’une lésion cérébrale est ici susceptible de modifier les repères anatomiques pris en compte dans les mesures d’asymétrie.

Ces difficultés expliquent sans doute qu’un faible nombre seulement de ces travaux ait fourni des résultats positifs.

De ces différentes études, on peut conclure que si l’asymétrie du planum semble effectivement liée à la manualité, les preuves de ses liens avec la latéralisation du langage sont pour le moins faibles.

Par ailleurs, si on considère que plus de 90 % des droitiers ont également une dominance gauche pour le langage, on attendrait un pourcentage équivalent d’asymétrie gauche chez le droitier, nettement plus que les 70 %retrouvés dans la plupart des études.

Il est possible que cette discordance provienne du fait que la région temporale abrite les aspects perceptifs du langage, habituellement considérés comme moins franchement latéralisés que les aspects expressifs.

D – Variations de la morphologie calleuse et latéralisation hémisphérique :

Le corps calleux, masse de fibres blanches d’association interhémisphériques, est largement impliqué dans les aspects fonctionnels de la latéralisation, et probablement aussi dans ses aspects développementaux. Witelson a la première remarqué, en mesurant l’aire calleuse sur des cerveaux de sujets dont le degré de latéralisation manuelle avait été précisé avant la mort, que le corps calleux était significativement plus développé chez les sujets non droitiers que chez les droitiers.

Par la suite, plusieurs études, soit post mortem, soit utilisant l’IRM, ont fourni des résultats contradictoires.

Une des raisons possibles de ces contradictions est liée au mode d’évaluation de la manualité.

Une étude en IRM de 53 sujets volontaires sains a pu confirmer pour la première fois les résultats de Witelson, montrant une influence très significative du sexe sur le lien entre taille du corps calleux et degré de manualité : les sujets non droitiers de sexe masculin possèdent un corps calleux plus développé dans sa partie antérieure, alors que les sujets droitiers de sexe féminin ont un plus fort développement de la région postéromoyenne de cette commissure.

Cette interaction entre sexe et manualité dans la morphologie du corps calleux, particulièrement au niveau de l’isthme, est une donnée robuste puisque retrouvée à présent dans quatre études distinctes.

Elle suggère fortement le rôle de facteurs liés au sexe, probablement hormonaux, dans la mise en place au cours de l’ontogenèse des mécanismes anatomofonctionnels de la latéralisation cérébrale.

E – Signification fonctionnelle des variations de la morphologie calleuse :

En préalable à toute discussion sur la signification fonctionnelle des relations statistiques décrites dans les paragraphes précédents, il convient de s’interroger sur le substrat microscopique des variations, en particulier régionales, de l’aspect macroscopique du corps calleux.

Aboitiz et al ont démontré que, pour une région calleuse donnée, la densité des fibres reste pratiquement identique quelle que soit la taille macroscopique, en particulier pour les fibres de petit calibre.

La conclusion des auteurs est que les mesures calleuses d’une région macroscopique fournissent une bonne estimation du nombre de fibres qu’elle contient, mais seulement pour les fibres de petit calibre (qui sont les plus nombreuses et connectent les régions associatives les plus pertinentes pour les études cognitives).

D’un point de vue fonctionnel, le fait que les non-droitiers aient un corps calleux plus vaste peut être rapproché de la moindre latéralisation fonctionnelle des gauchers.

Ainsi, il est possible que chez la minorité de sujets dont les fonctions cognitives sont plus équitablement partagées entre les hémisphères, l’activité corticale repose plus fortement sur le transfert interhémisphérique qu’elle ne le fait chez la majorité des sujets plus franchement latéralisés.

Origines de la dominance hémisphérique :

A – Développement de l’asymétrie du cerveau humain :

Si l’on se pose la question de l’ontogenèse des asymétries corticales, il convient en premier lieu de remarquer que l’asymétrie décrite chez l’adulte est également présente sur le cerveau de nouveau-nés et de foetus à partir de la 30e semaine de grossesse environ.

Plusieurs études ont retrouvé des résultats concordants à cet égard.

Dans la majorité de ces études, l’asymétrie en faveur du planum gauche est présente, bien qu’en moindre proportion que chez l’adulte.

L’étude de Witelson et Pallie montre même un pourcentage d’asymétrie plus important chez le nouveau-né (79 %) que chez l’adulte (69 %), alors que Wada et al retrouvent une asymétrie du planum plus marquée chez l’adulte que chez le nouveau-né, ce qui semble suggérer une évolution postnatale de la croissance relative des deux plana.

Quoi qu’il en soit, ces travaux démontrent de manière convaincante que les asymétries corticales décrites chez l’adulte, loin d’être la conséquence de l’asymétrie fonctionnelle, lui préexistent certainement.

Toutefois, rien ne permet d’affirmer que les variations individuelles de ces asymétries sont également attribuables à des mécanismes prénataux.

Comme nous le verrons, les études de certaines populations pathologiques sont plus explicites sur ce point.

Dans la mesure où les asymétries corticales apparaissent autour de la 30e semaine de grossesse, on peut présumer qu’elles prennent leur origine à ce moment de la croissance du cerveau foetal, moment qui correspond à la fin de la période migratoire et au début de la période postmigratoire, où les neurones corticaux développent leurs prolongements et leurs connexions synaptiques.

Lors de cette période, qui s’étend depuis la deuxième moitié de la grossesse et se poursuivrait plus ou moins longtemps après la naissance, se produit une véritable « sélection naturelle » entre les neurones qui auront réussi à établir leurs connexions et persisteront, et les autres, qui seront éliminés.

Ce mécanisme pourrait être à la base de la perte neuronale massive survenant normalement pendant cette phase de la maturation du tissu nerveux.

L’environnement chimique et hormonal étant, on le sait par ailleurs, capable de modifier ces processus de sélection, il est probable que de tels facteurs épigénétiques puissent intervenir dans l’établissement de l’asymétrie.

Le mécanisme lui-même, cependant, menant à l’asymétrie reste sujet à discussions.

Galaburda et al ont montré que les sujets présentant un planum symétrique ont en fait une surface totale des deux plana plus étendue que les sujets présentant l’asymétrie typique.

Dès lors, plusieurs possibilités peuvent être envisagées pour rendre compte de l’asymétrie.

Cependant, le scénario le plus plausible, au vu des données expérimentales les plus récentes, serait que le degré d’asymétrie soit déterminé dès les premiers stades de la maturation mais que des événements régressifs ultérieurs tels que la perte cellulaire et l’« élagage » des prolongements puissent venir modifier, dans un sens ou dans l’autre, cette tendance initiale.

On peut donc concevoir que divers types de facteurs, innés ou environnementaux, puissent agir sur le déroulement normal, probablement génétiquement préétabli, de ces événements régressifs.

Parmi ces facteurs, on a beaucoup insisté sur le rôle des hormones sexuelles, dont l’importance potentielle a été initialement suggérée par Geschwind et ses collaborateurs.

La testostérone, l’hormone mâle, sécrétée en excès lors d’une période critique soit par l’organisme maternel, soit par le foetus lui-même, agirait ainsi comme un véritable facteur de croissance, inhibant la perte cellulaire et pouvant modifier l’établissement des asymétries corticales.

La succession des événements menant au développement du corps calleux a également été étudiée. Le corps calleux est présent à la naissance chez l’homme, bien que non encore myélinisé.

Il a été démontré qu’une période d’élagage physiologique des axones calleux, ayant pour conséquence l’élimination de projections calleuses transitoires au cours d’une période critique précédant la phase de myélinisation, s’étendrait depuis les dernières semaines de grossesse jusqu’à la fin du troisième mois de la vie extrautérine.

On conçoit ainsi que cet événement, aboutissant à une perte massive d’axones, puisse considérablement influencer le type de connectivité intra- et interhémisphérique.

Des facteurs hormonaux pourraient également agir au cours de cette phase du développement et donner au corps calleux sa morphologie définitive.

Une étude a montré la quasi parfaite similitude de la morphologie calleuse au sein de paires de jumeaux monozygotes, suggérant le rôle de facteurs génétiques ou environnementaux précoces. Une question intéressante est celle des liens entre le développement du corps calleux et celui des asymétries cérébrales.

Aboitiz et al, dans un élégant travail d’anatomie macroscopique, ont montré que la taille de l’isthme du corps calleux, en particulier chez les sujets masculins, était inversement proportionnelle au degré d’asymétrie interhémisphérique des régions périsylviennes, ce qui signifie que les sujets dont le cerveau est le plus symétrique sont également ceux qui ont les aires calleuses les plus vastes.

Les mêmes auteurs ont retrouvé une forte corrélation négative entre la proportion de fibres de moyen calibre dans l’isthme du corps calleux et le degré d’asymétrie des zones corticales périsylviennes, confirmant la réalité microscopique du lien observé macroscopiquement entre corps calleux et asymétries corticales.

En outre, la mesure de la longueur de la scissure sylvienne gauche traduisant le développement de la région de Wernicke et du planum temporale, présentait, chez les sujets masculins seulement, une forte corrélation négative avec la partie antéromoyenne du corps calleux (région A2), alors que la scissure sylvienne droite était corrélée avec sa partie postéromoyenne (région P1).

Les auteurs considèrent ce résultat comme compatible avec l’hypothèse avancée par Galaburda et al selon laquelle le cerveau masculin, comme celui du gaucher, fonctionnerait de manière moins asymétrique, plus « controlatéralement interconnecté » et moins « ipsilatéralement interconnecté ».

B – Latéralisation hémisphérique chez l’animal et origines évolutives de la latéralité :

Une des questions suscitées par la description des asymétries cérébrales a été de connaître leur évolution phylogénétique.

Dès la fin du siècle dernier, une asymétrie de la fissure sylvienne avait été décrite sur les cerveaux de primates non humains, le chimpanzé, le gorille et l’orang-outang.

De telles constatations, jointes à des découvertes similaires sur des crânes fossiles vieux de plusieurs dizaines de milliers d’années, semblent témoigner d’une prédisposition évolutive à l’éclosion de systèmes latéralisés dont le langage humain serait l’aboutissement moderne.

Un travail récent a même montré chez le chimpanzé une asymétrie du planum en faveur du côté gauche chez près de 95 % des animaux (alors qu’elle se retrouve dans moins de 70 % des cas chez l’homme).

Dans l’abondante littérature concernant la latéralité chez l’animal, une question est cruciale, celle du lien avec la latéralité humaine.

Dans beaucoup de cas, ce lien est d’ordre seulement analogique, ne permettant pas de tirer de véritables conclusions sur l’origine de la latéralité humaine.

Dans d’autres cas, on peut démontrer que la similitude est d’ordre homologique, c’est-à-dire fait référence à des mécanismes communs aux deux espèces.

La manualité humaine possède deux caractéristiques que l’on ne retrouve pas chez l’animal : un biais systématique pour l’utilisation de la main droite chez la grande majorité des individus, alors que chez l’animal il y a généralement autant de droitiers que de gauchers dans une population donnée, et l’utilisation préférentielle de la même main pour toutes les tâches, alors que chez l’animal la préférence est fixe pour un acte donné mais peut varier d’un acte à un autre chez un même animal.

En d’autres termes, l’asymétrie existe chez l’animal au niveau d’une population mais pas au niveau individuel.

La plupart des travaux chez le singe concourent à démontrer une utilisation préférentielle de la main gauche pour les actes de reaching et de la main droite pour la manipulation.

Plus récemment, cependant, il a été retrouvé un biais systématique pour la main droite chez le chimpanzé, suggérant un biais de population similaire à la manualité humaine, mais seulement lorsque les singes sont en captivité, sans doute parce que les contraintes cognitives y sont plus fortes que lorsque l’animal est observé en liberté.

Citons enfin ici les données obtenues chez les oiseaux chanteurs montrant le contrôle de la production du chant par une structure hémisphérique gauche, l’hyperstriatum ventral, qui est par ailleurs sexuellement dimorphique dans le sens où il est plus développé chez le mâle dans les espèces où seul ce dernier est apte à chanter.

En outre, des manipulations hormonales précoces sont capables de renverser cette situation.

Mécanismes biologiques de la dominance hémisphérique :

Au terme de cette revue, il apparaît clairement que les différentes manifestations de la latéralisation hémisphérique possèdent un support biologique devant rendre compte d’au moins une grande partie des faits observés.

Si l’on admet, et les arguments sont à présent suffisamment nombreux dans ce sens, la réalité de ce support biologique, probablement profondément ancré dans l’histoire évolutive et ontogénique du cerveau humain, on peut difficilement considérer comme prévalents des facteurs purement culturels ou environnementaux.

Il n’en reste pas moins que les hypothèses relatives aux mécanismes en cause font appel à trois groupes d’explications que nous envisagerons ici successivement : environnementale, pathologique et génétique.

A – Hypothèses environnementales :

1- Culture et pressions sociales :

En tant que manifestation la plus évidente d’une asymétrie comportementale, la manualité a donné lieu à diverses tentatives d’explication dont certaines reposent strictement sur l’effet de l’environnement, par apprentissage, imitation ou pression de tout type.

L’argument le plus souvent avancé à cet égard est le fait que l’environnement de l’homme moderne est largement organisé pour les droitiers, par exemple à travers la multitude d’objets et d’outils créés par des droitiers pour des droitiers, et que ce biais d’organisation peut exercer une influence sur le choix de la préférence manuelle, favorisé de manière plus ou moins consciente par les pressions culturelles et familiales, elles-mêmes influencées par la connotation volontiers négative du statut de gaucher.

Toutefois, il serait bien difficile de comprendre pourquoi les sujets gauchers qui ont été forcés à utiliser la main droite pour écrire ou manger, continuent à utiliser préférentiellement la main gauche pour d’autres activités.

2- Position foetale et circonstances de la naissance :

Le premier biais de latéralité observable dans les populations humaines est celui qui caractérise la position de la tête à la naissance.

Un lien a déjà été observé entre la posture à la naissance et la position de la tête chez le nouveauné, cette dernière étant elle-même prédictrice de la manualité.

Plus récemment, Previc a proposé que la position prénatale favorise le développement différentiel des systèmes labyrinthiques droit et gauche, créant un biais pour l’utilisation ultérieure préférentielle d’une moitié du corps.

Bien que des théories purement mécanistes aient encore leurs défenseurs, il paraît plus probable que la position de la tête à la naissance, sa posture chez le nourrisson et la préférence manuelle ultérieure soient trois manifestations successives d’une tendance unique biologiquement déterminée, qui se manifesterait du reste en tout premier lieu dans le type d’asymétrie anatomique du cerveau, présent dès la 30e semaine de grossesse.

B – Gauchers pathologiques et dyslatéralité :

La théorie de la gaucherie pathologique a été initialement soutenue par Bakan qui avait remarqué que le rang de naissance pouvait influencer l’incidence de gaucherie et faisait l’hypothèse que cela pouvait être dû à une incidence plus forte d’incidents périnataux chez les premiers-nés ou au-delà de la quatrième position dans la fratrie.

La constatation d’une plus forte incidence de gaucherie chez les prématurés est un fort argument dans ce sens.

Toutefois, les positions de Bakan sont actuellement considérées comme excessives puisqu’elles ne rendent pas compte des faits suggérant l’intervention de facteurs génétiques et on s’accorde plutôt pour penser que si la gaucherie pathologique existe, elle est le fait d’une minorité de gauchers seulement.

La circonstance généralement considérée comme la cause la plus plausible de gaucherie pathologique est la survenue d’un traumatisme cérébral, éventuellement minime, au cours d’un accouchement difficile.

Plus généralement, on utilise le terme de stress périnatal pour qualifier l’ensemble des problèmes pouvant affecter, a minima, le cerveau du nouveau-né.

Toutefois, même dans un sens très large, il y a globalement peu d’évidences en faveur de la théorie des gauchers pathologiques.

C – Modèles génétiques :

Des arguments épidémiologiques actuellement bien établis plaident en faveur de l’intervention, peut-être prédominante, de facteurs génétiques dans le déterminisme de la latéralisation cérébrale et de ses variations individuelles.

Ces arguments prennent essentiellement pour objet, ici encore, l’étude de la manualité.

Ils comportent cependant tous des limitations suggérant qu’une explication génétique seule est insuffisante à rendre compte de tous les faits, dans la mesure où aucun modèle purement génétique n’est totalement satisfaisant.

Ainsi, l’incidence de gaucherie chez un enfant de deux parents gauchers est loin d’être de 100 %mais reste supérieure à celle d’un enfant né d’un seul parent gaucher, elle-même supérieure à celle d’un enfant né de deux parents droitiers.

De même, l’étude de jumeaux mono- et dizygotes montre que le taux de concordance quant à la manualité est supérieur chez les premiers, qui ne diffèrent des seconds que par l’identité totale du capital génétique, mais reste largement en dessous du taux de concordance maximal qu’on pourrait attendre d’un trait strictement génétiquement déterminé.

Divers modèles ont malgré tout tenté de rendre compte des faits par un mécanisme purement génétique.

Le plus célèbre de ces modèles est celui proposé par Annett , connu sous l’appellation de right shift theory. Annett propose que la manualité est déterminée par un gène, appelé RS (pour right shift, « déplacement à droite ») comportant deux allèles, chacun provenant d’un des deux parents.

L’allèle dominant (RS+) induit un biais en faveur de la dominance de l’hémisphère gauche, à la fois pour la manualité et pour le langage.

Le gène récessif (RS-) n’induit aucune tendance à la latéralisation.

À l’échelle d’une population, une distribution aléatoire de ces caractères génétiques donne 50 % de sujets hétérozygotes (RS+-) et 25 % de chacun des deux types homozygotes (RS++ et RS–).

Seuls les RS– ne reçoivent aucun biais vers l’hémisphère gauche, le langage et la manualité se répartissant de manière aléatoire, ce qui donnerait 12,5 %de gauchers (chiffre correspondant à celui généralement accepté comme incidence de la gaucherie).

Selon Annett, la présence chez un individu du gène RS est responsable d’une faiblesse relative de la main gauche et des fonctions hémisphériques droites, dont le raisonnement spatial.

En revanche, l’absence du gène serait responsable d’une faiblesse dans les aptitudes linguistiques, en particulier phonologiques.

Finalement, le caractère hétérozygote RS +- conférerait un avantage cognitif global.

D – Théorie de Geschwind-Behan-Galaburda (GBG) :

À ce jour, le modèle le plus élaboré, visant à rendre compte du plus grand nombre de faits, est sans aucun doute celui proposé par Geschwind et Behan puis Geschwind et Galaburda.

Ce modèle introduit la notion de dominance atypique, notion depuis lors considérée comme centrale pour la compréhension des variations individuelles en matière de latéralisation, et tente de prendre en compte un certain nombre de conditions, pathologiques ou non, où une incidence anormalement élevée de dominance atypique a été constatée, de même que l’influence du facteur sexe et l’influence de facteurs immunologiques.

En outre, le modèle GBG repose sur le postulat du lien entre asymétrie anatomique du cortex cérébral et latéralisation fonctionnelle.

1- Notion de dominance atypique :

La théorie GBG conçoit ainsi que la population générale est constituée de deux groupes, l’un dit à dominance standard, l’autre à dominance atypique (anomalous dominance).

Le premier, représentant environ 70 % de la population, comprendrait en grande majorité des sujets droitiers absolus, c’est-à-dire n’ayant aucun élément d’ambidextrie, même minime.

Ces sujets auraient également le langage fortement latéralisé à l’hémisphère gauche et l’asymétrie de leurs aires du langage (planum temporale) se ferait typiquement en faveur du côté gauche.

Les 30 % restants, constituant le groupe à dominance atypique, seraient un groupe phénotypiquement hétérogène comprenant la majorité des gauchers, probablement tous les ambidextres et une partie des droitiers, leur langage étant réparti de manière variable entre les deux hémisphères et leurs aires du langage pouvant être ou non asymétriques, le plus souvent symétriques.

Pour Geschwind, la différence entre les deux groupes n’est pas d’ordre génétique, tous les individus recevant de leurs gènes la tendance universelle à un biais pour l’hémisphère gauche.

Au contraire, ce qui caractériserait les 30 % à dominance atypique serait l’intervention de facteurs d’environnement survenant au cours d’une période critique prénatale où se mettent normalement en place les asymétries morphologiques, et dont l’effet est de freiner ou d’empêcher l’expression de la tendance innée à la prévalence gauche.

Plus précisément, Geschwind faisait l’hypothèse que la testostérone, hormone mâle, exerce sur le développement du planum gauche un effet freinateur qui retarderait sa croissance et empêcherait l’établissement de l’asymétrie.

Galaburda a ultérieurement contesté cette interprétation montrant que l’asymétrie ou l’absence d’asymétrie dépendait en fait de la taille du planum droit, qui devait donc être la cible du (ou des) facteur(s) de variation.

2- Facteurs immunologiques :

Le deuxième pilier théorique du modèle GBG est le rôle de facteurs immunitaires.

Il s’agit ici, plus que de consolider un modèle qui en soi est déjà cohérent, de tenter d’expliquer un certain nombre de constatations cliniques d’associations, jusque-là considérées comme fortuites, entre gaucherie et certains états ayant en commun une dysfonction du système immunitaire.

Les premières de ces constatations avaient été réalisées auprès de clients de magasins spécialisés pour gauchers en Grande-Bretagne qui devaient remplir un questionnaire concernant la présence, chez eux-mêmes ou leurs parents au premier degré, de diverses affections auto-immunes (intestinales, thyroïdiennes, myasthénie, polyarthrite, diabète…) et allergiques (asthme, eczéma).

Une incidence accrue de diverses de ces affections fut retrouvée chez les gauchers, ce qui incita ces auteurs à proposer un lien entre les mécanismes aboutissant à l’établissement d’une dominance atypique et ceux responsables du trouble d’origine immunitaire.

Le lien proposé impliquait l’effet de la testostérone à la fois sur le développement des asymétries cérébrales et sur celui du système immunitaire, plus spécialement sur le thymus dont la période de maturation serait contemporaine de celle du cortex cérébral.

En outre, un lien fut également signalé entre la présence de dyslexie et de troubles de l’apprentissage et des antécédents d’allergie et d’auto-immunité.

Toutefois, ces données initiales n’ont été ultérieurement répliquées qu’inconstamment par diverses équipes (pour une analyse de la littérature), de sorte que beaucoup contestent la validité même de la notion d’un lien entre gaucherie et dysimmunité.

En fait, il apparaît à présent que l’intervention de facteurs immunitaires doive se concevoir comme une association « triadique » avec d’une part la dominance atypique et la gaucherie, et d’autre part la survenue de troubles de l’apprentissage du langage (dysphasie et dyslexie de développement).

Hughdal, par exemple, démontre que l’association principale est celle existant entre dyslexie et troubles dysimmunitaires, la latéralité manuelle étant une covariable et peutêtre un épiphénomène.

Ainsi, tout incite à présent à rechercher la clé du puzzle dans une meilleure compréhension des mécanismes de la dyslexie.

3- Dyslexie et troubles de l’apprentissage :

Dès 1925, Orton proposait que les difficultés du dyslexique pouvaient être dues à un défaut dans l’établissement de la latéralisation hémisphérique.

Cette hypothèse a été ultérieurement largement documentée à travers d’innombrables études prouvant l’existence d’une latéralisation fonctionnelle anormale chez le dyslexique, en particulier grâce à la pratique de tests d’écoute dichotique qui a permis d’apprécier le degré et l’évolution de la latéralisation hémisphérique du langage.

En 1979, Galaburda et Kemper présentaient le premier cas d’une série (atteignant aujourd’hui une dizaine) d’études neuropathologiques de cerveaux de dyslexiques.

Tous les cerveaux jusqu’ici analysés par cette équipe comportaient deux types d’anomalies : une absence d’asymétrie du planum temporale et la présence d’anomalies dysgénétiques, dysplasies et surtout ectopies, suggérant un défaut de maturation pouvant être daté de la période postmigratoire du développement cortical.

L’absence d’asymétrie du planum temporale ne peut pas être considérée comme spécifique au cerveau du dyslexique puisque nous avons vu qu’elle était présente sur 30 %environ des cerveaux de la population générale.

Divers travaux ont ainsi tenté de retrouver et de spécifier cet aspect en imagerie morphologique in vivo, à l’aide surtout de l’IRM dès la fin des années 1980.

Une des premières études réalisées en IRM a retrouvé un aspect symétrique du planum temporale chez 70 % des dyslexiques et 30 % seulement des témoins.

De plus, ces chercheurs ont apporté une dimension nouvelle à ce type de recherche en essayant de mettre en relation les caractéristiques anatomiques du cerveau dyslexique avec ses caractéristiques fonctionnelles : ils ont ainsi pu montrer que seuls les dyslexiques ayant des troubles phonologiques importants présentaient cette particularité morphologique, suggérant une correspondance entre le degré de prédominance du planum gauche et les aptitudes des sujets à traiter les sons du langage.

En pratique clinique, l’une des situations réputées pour mettre le dyslexique en grande difficulté est celle où il doit en même temps traiter une information auditivoverbale et la maintenir pendant quelques secondes en mémoire (un processus dit de mémoire à court terme ou mémoire de travail verbale).

Divers arguments permettent de penser que c’est le cortex du lobe pariétal, plus que celui du lobe temporal, qui serait impliqué prioritairement dans ces mécanismes de traitement complexe de manipulation phonologique.

Ce type d’épreuves a été proposé à 16 jeunes adultes anciens dyslexiques et à autant de sujets témoins, tous ayant par ailleurs subi un examen par IRM de leur cerveau pour mesurer l’asymétrie à la fois du planum temporale et de la région pariétale inférieure.

Les dyslexiques, qui étaient pourtant d’un bon niveau intellectuel et avaient atteint, grâce à une rééducation adéquate, un niveau de lecture quasiment normal, réalisèrent une performance très inférieure à celle des témoins (en moyenne 40 % d’erreurs contre moins de 5 % chez les non-dyslexiques).

Surtout, il a pu être démontré que les difficultés qu’éprouvaient les dyslexiques à cette tâche étaient proportionnelles au degré de symétrie d’une aire pariétale inférieure, alors qu’elles s’avéraient indépendantes du degré de symétrie ou d’asymétrie du planum temporale.

Ainsi, la dyslexie apparaît bien comme un modèle utile pour la compréhension des bases neurobiologiques de la dominance atypique, probablement par le biais d’un défaut dans les mécanismes de mise en place du substrat cérébral de la latéralisation.

L’implication de structures souscorticales dans ces mécanismes ne sera pas discutée ici, mais il est possible que le trouble de la maturation cérébrale prenne son origine dans des régions plus profondes impliquant un déficit sensoriel élémentaire.

Une autre hypothèse, proche et complémentaire de la précédente, est celle faisant intervenir dans la dyslexie un trouble du transfert d’informations entre les deux hémisphères.

Quelques travaux ont donc examiné le corps calleux de dyslexiques, mais ont donné des résultats contradictoires.

La mesure de la morphologie calleuse dans la population de jeunes adultes dyslexiques citée plus haut a montré deux différences par rapport aux sujets témoins : d’une part une aire sagittale calleuse en moyenne plus vaste chez les dyslexiques, et d’autre part une différence dans la morphologie même du corps calleux, dont la forme d’ensemble est plus arrondie et la bulbosité postérieure, due au resserrement habituel de l’isthme, moins marquée.

Globalement, le mécanisme présumé de ces particularités fait appel à un défaut des phénomènes régressifs qui caractérisent le développement du corps calleux.

Un terrain génétique dysimmunitaire pourrait également favoriser à la fois un trouble de la maturation corticale et un défaut dans l’établissement des connexions corticocorticales.

Toutefois, il est également possible qu’une partie de l’effet observé soit à mettre sur le compte de facteurs d’apprentissage.

E – Latéralisation et populations particulières :

Hormis la dyslexie, l’existence d’anomalies de la latéralisation et de son substrat cérébral a été suspectée et parfois retrouvée dans diverses conditions, pathologiques ou non, ayant en commun le caractère possiblement atypique de la mise en place des asymétries morphologiques du cerveau.

Parmi ces populations particulières, nous citerons certains groupes ayant des talents ou des dons particuliers (artistes, musiciens, sportifs, architectes, individus intellectuellement précoces, en particulier pour les mathématiques) et des conditions telles que l’homosexualité, l’autisme, la dépression, le bec-delièvre, la scoliose, la migraine.

Cependant, toutes ces conditions ne présentent pas un intérêt égal quant à leur pertinence vis-à-vis d’une théorie de la latéralité et seules certaines d’entre elles ont pu résister à l’épreuve de l’évaluation statistique.

Enfin, ces dernières années, un intérêt tout particulier a été porté à la mise en évidence de manifestations de dominance atypique chez les schizophrènes, en particulier une réduction de l’asymétrie des régions du langage.

Cette constatation, bien que contestée, a suggéré pour certains le rôle central d’une anomalie développementale de la latéralisation du langage dans cette maladie.

Quoi qu’il en soit de la réalité de cette hypothèse, cette littérature récente sur la neuranatomie de la schizophrénie suggère fortement un trouble du développement cérébral à l’origine de cette affection.

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