Physiologie de la gustation (Suite)

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Première partie

Codage neurophysiologique de la qualité gustative :

Ozeki et Sato avaient montré que chaque cellule sensorielle, qui représente la plus petite unité fonctionnelle à la périphérie, pouvait répondre à la stimulation de plusieurs stimulus de qualité différente.

C’est-à-dire qu’une cellule peut être simultanément sensible au sel, à l’acide, au sucre et à la quinine.

Physiologie de la gustation (Suite)Tonosaki et Funakoshi ont montré qu’une cellule peut répondre à différents sucres avec des fonctions d’intensité différentes, c’est-à-dire que chaque cellule est capable de répondre à plusieurs stimulus différents tout en les discriminant par le nombre de potentiels d’action émis pour chacun.

Le pouvoir de discrimination est tel que des oses proches (fructose, glucose, saccharose) sont discriminés.

En ce qui concerne les nerfs gustatifs, c’est-à-dire le maillon suivant les cellules sensorielles, Sato et al avaient montré que chacune des fibres de la corde du tympan, également, répondaient à plusieurs stimulus (salé, acide, sucré, amer) ; en outre, elles répondent aussi au chaud et au froid.

Dès 1939, Pfaffmann avait émis l’idée que si l’on enregistrait les réponses des fibres gustatives pour un grand ensemble de stimulus, on trouverait des spectres de réponses tous différents les uns des autres.

La répartition des sensibilités, aussi bien dans le glossopharyngien que dans la corde du tympan est aléatoire, c’est-à-dire que chaque fibre peut répondre à un, deux, trois ou quatre stimulus parmi les quatre qui ont été testés : sucre, sel, acide ou quinine (amère), et ceci selon n’importe quelle combinaison.

On ne peut pas prévoir la probabilité de réponse à un stimulus donné, pour une fibre, à partir de son spectre de réponse à quelques stimulus.

Ce qui équivaut à dire que les sensibilités aux quatre qualités sont réparties aléatoirement dans les nerfs périphériques, ainsi le code gustatif ne repose pas sur des lignes câblées, qualité par qualité.

Dès 1963, Erickson a été le premier à proposer qu’un motif (en anglais : pattern) de fibres activées et non activées pouvait coder un message différent pour chaque molécule ou chaque stimulus, constituant ainsi un spectre de réponses, à l’image de la signature du stimulus, qu’il soit pur chimiquement ou non.

Yamamoto et Kawamura ont confirmé et illustré cette notion de pattern ou de motif d’activation représenté dans les fibres des nerfs périphériques.

Cependant, certains auteurs ont cherché des groupes de fibres répondant plus spécifiquement à chacun des quatre stimulus habituellement testés et censés représenter les quatre qualités « fondamentales » ou « primaires » : sucré, acide, salé, amer.

C’est ainsi que le concept de best responding fibers a vu le jour.

Avec quelques compromis, les neurones pouvaient être classés selon le stimulus qui, parmi les quatre (sucre, sel, acide ou quinine), permettait d’obtenir la plus forte réponse. Une large littérature a documenté cette conception du codage qui perdure encore chez certains auteurs.

Lorsque l’on utilise le paramètre entropique développé par Travers et Smith pour mesurer la largeur du spectre de réponse des cellules unitaires, on s’aperçoit qu’aucun auteur n’a trouvé de fibres spécifiques en périphérie, ni de neurone spécifique dans les relais successifs de la chaîne sensorielle : les corps cellulaires interrogés répondent toujours à plusieurs stimulus différents, de qualité différente, par exemple sucré et salé et amer, ou salé et acide et amer, etc.

Les enregistrements dans les relais successifs ne montrent pas une réduction de la largeur des spectres de réponse au fur et à mesure que l’on s’élève vers le cortex ; au contraire, les « unités » ou neurones y seraient de moins en moins spécifiques.

On n’a donc pas de démonstration de la réalité neurophysiologique d’aucune classification des réponses en termes de qualité perçue.

Il semble bien, comme Pfaffmann l’avait prédit en 1939 et comme Erickson l’a bien développé, que chaque stimulus active un ensemble de neurones dont le résultat constitue une image dite « image sensorielle » ou « image gustative », comparable à une image visuelle, et ce dans toutes les zones de projection des informations gustatives.

Avec un nombre même limité de pixels, on peut créer une infinité d’images différentes et chaque stimulus peut ainsi susciter un motif d’activation de neurones différent, rendant compte de l’extraordinaire pouvoir de discrimination du système gustatif démontré à la périphérie et en psychophysique chez l’homme.

La comparaison avec une image de télévision ou d’ordinateur qui comporte un nombre de pixels bien inférieur à celui du système nerveux central est une bonne manière de comprendre la notion « d’image sensorielle ».

Cette image d’activation est associée à la prise du stimulus, de manière consciente, par apprentissage répétitif, et elle est reconnue par la suite par le système nerveux central comme « identifiant » le stimulus.

Ce mécanisme permet de comprendre que le codage neuronal d’un stimulus peut être différent d’un sujet à un autre, engendrant ainsi des similitudes entre produits très variées d’un sujet à l’autre.

Pour certains, l’acide glycyrrhizique (réglisse) est rangé dans les goûts sucrés, pour d’autres il en est trop différent pour appartenir à la même catégorie.

Pour certains, le méthylmannopyranoside est amer ; pour d’autres, il est sucré : il aura suffi du défaut d’un récepteur chez un sujet pour travestir ainsi la perception.

Ce concept d’image sensorielle permet également de comprendre ce qui se passe dans le cas d’un mélange de stimulus. Pour le cerveau, le mélange n’est jamais qu’un stimulus différent.

Les images sensorielles ne sont jamais linéairement additives, du fait que les récepteurs, les voies de transduction et les fibres nerveuses sont partiellement communs aux stimulus chimiquement purs qui constituent le mélange.

Le résultat est donc plus l’union des ensembles de pixels activés constituant une nouvelle image, indépendante des précédentes.

La notion de « pureté » ou « unicité » de la sensation gustative est ainsi indépendante de la pureté chimique du stimulus ; le sens gustatif n’est ni analytique comme l’audition, où le sujet distingue les deux notes d’un accord, ni synthétique comme la vision des couleurs, où l’on peut « voir » du vert quand le jaune et le bleu sont superposés.

La synthèse dirigée d’un goût à partir de mélanges n’est pas réalisable.

La notion de « primaire » ne s’applique pas à cette modalité sensorielle.

Une des caractéristiques qui permet au système gustatif d’être bien discriminant provient du fait que chaque neurone ne fonctionne pas par tout ou rien, la fréquence d’activation varie selon la capacité du stimulus à activer les cellules innervées par un neurone considéré.

Ceci augmente encore le nombre d’images distinguables, de même qu’une gradation plus riche en gris différents augmente la définition d’une image visuelle en noir et blanc.

La cellule réceptrice porte très probablement en surface un ensemble de molécules réceptrices différentes.

Des arguments semblent montrer qu’en olfaction, chaque cellule serait spécifique d’un récepteur.

Il est bien possible que la situation soit différente pour la gustation.

C’est-à-dire que chaque cellule comporte plusieurs types de récepteurs différents.

On a montré à tout le moins que chaque cellule peut contenir plusieurs systèmes de transduction différents pour plusieurs stimulus différents.

En outre, aucun système de convergence n’existe, en gustation comme en olfaction où les neurorécepteurs projettent tous sur un même glomérule qui représente l’unité fonctionnelle.

En gustation, au contraire, les fibres sont ramifiées et innervent plusieurs papilles aléatoirement, tandis que chacune des papilles reçoit des afférences de plusieurs fibres aléatoirement.

Donc, selon les récepteurs moléculaires que contient une cellule, celle-ci, sous l’effet de la stimulation gustative, transmettra sa réponse à un certain nombre de fibres nerveuses.

Par le jeu des ramifications des fibres et de l’innervation multiple, un certain ensemble de fibres sera activé pour un certain ensemble de cellules activées.

L’ensemble des fibres activées sera différent selon le stimulus.

Dès la périphérie, chaque stimulus sera donc discriminé et c’est ce qui permet au système gustatif d’être un système discriminateur et non pas catégorisateur.

A – CODAGE DE L’INTENSITÉ :

Pour une concentration plus forte d’un stimulus donné, le nombre de potentiels d’action de la fibre augmente, ainsi que le nombre de fibres recrutées.

On peut penser que ceci est dû au recrutement de récepteurs moins sensibles, voire à spectre de réponse plus large.

De ce fait, le codage de l’intensité et de la qualité ne sont pas indépendants : ce sont les mêmes fibres qui signalent les deux dimensions de la perception.

Si la concentration varie, la qualité perçue peut aussi varier pour le sujet.

Si le système agit comme un discriminateur de stimulus et non pas comme un catégorisateur de perceptions, la question se pose alors de comprendre pourquoi les auteurs des XIXe et XXe siècles ont raisonné en termes de qualités et de catégories.

B – RELATION ENTRE LA PSYCHOPHYSIQUE ET L’ÉLECTROPHYSIOLOGIE :

Sur le nerf gustatif humain, il existe une relation linéaire entre les évaluations d’intensité perçues par le sujet et l’amplitude de la réponse de la corde du tympan intégrée.

Les amplitudes des réponses de la corde du tympan de sujets humains ont été enregistrées au cours d’interventions sur l’oreille moyenne, pour un ensemble de stimulus de concentrations variées appliqués sur la langue du sujet anesthésié.

Puis les mêmes sujets, éveillés, ont évalué l’intensité de ces mêmes stimulus.

Cette expérimentation, qui montre une relation linéaire entre les données de psychophysique quantitative et les données électrophysiologiques du premier neurone, nous permet de comprendre que la variable intensité mesurée chez les sujets humains en psychophysique est directement proportionnelle à l’intensité du message périphérique (récepteurs).

C’est la seule source expérimentale qui valide l’utilisation d’une psychophysique quantitative pour acquérir des informations sur le fonctionnement des éléments périphériques de la chaîne gustative.

Différences interindividuelles et pouvoir de discrimination du système gustatif (données récentes de psychophysique) :

Différentes méthodes permettent d’explorer les paramètres qualité, intensité et préférence par la mesure psychophysique (utilisation du sujet comme un instrument de mesure des perceptions).

On distingue des méthodes de mesure de discrimination, des méthodes descriptives de la qualité perçue, des méthodes d’évaluation quantitative de la perception, des méthodes d’évaluation de la préférence.

Les méthodes de mesure de l’intensité appartiennent à deux grandes familles, l’une où l’on travaille à concentration constante, l’autre à intensité constante.

Dans le premier cas, on demande au sujet d’utiliser des notes quantifiant l’intensité de ses perceptions en proportion du rapport des intensités perçues dans une collection d’échantillons.

Dans le second cas, on demande au sujet de comparer l’intensité d’un stimulus à une solution de référence et l’on fait varier, selon un processus d’encadrement, la concentration du stimulus pour obtenir la concentration iso-intense.

On peut ainsi obtenir une concentration suscitant une perception iso-intense à la référence, qu’elle soit ou non de même goût.

La mesure des préférences peut se faire par le classement ou la comparaison binaire de deux stimulus présentés répétitivement ou par le jeu d’une notation sur une échelle, structurée ou non.

DIFFÉRENCES INTERINDIVIDUELLES DE PERCEPTION EN GUSTATION :

La méthode de mesure à intensité constante a été appliquée à l’étude des sensibilités individuelles des sujets au niveau du seuil et au niveau supraliminaire.

Au niveau supraliminaire, pour le saccharose, les concentrations iso-intenses à la référence varient de 0,03 à plus de 0,3 mol (10 à 100 g/L).

On ne devra donc pas s’étonner si les sujets utilisent des quantités variables de saccharose pour « sucrer » leur café.

Ce qui passe habituellement pour une préférence en est peut-être une, mais c’est peut-être également le reflet d’une sensibilité différente de chacun pour obtenir le même niveau d’intensité de goût sucré.

Dans ces conditions, la moyenne des sensibilités n’est pas représentative de la sensibilité de chacun.

L’observateur standard n’existe pas. Fontvieille et al ont montré que le pouvoir sucrant du fructose varie, selon les sujets, de 0,8 à 1,25 à température normale et à pH neutre, les diabétiques étant en moyenne 3 % plus sensibles que les sujets normaux.

Quoique la différence soit statistiquement significative, le décalage de ces moyennes est très faible : les différences interindividuelles au sein d’une population sont toujours plus grandes que la différence entre les moyennes de deux populations.

Si l’on ne considérait que le paramètre sensoriel, il serait intéressant de recommander d’utiliser le fructose aux seuls diabétiques dont le pouvoir sucrant est supérieur à l’unité, dans le but de réduire la consommation glucidique.

Cette grande différence interindividuelle de sensibilité est passée inaperçue pendant des décennies parce qu’elle n’a pas été mesurée.

On n’en connaît qu’un exemple : celui de la discrimination entre les goûteurs et les non-goûteurs de propylthiouracile (PTU) ou phénylthiocarbamide (PTC).

Certains sujets ne perçoivent pas le goût amer des cristaux de PTC et cette particularité est transmise comme un caractère récessif mendélien.

Ces particularités sont génétiques et signent l’absence d’un récépteur gustatif ou, du moins, la différence génétique d’équipement récepteur, d’un individu à l’autre.

Il est généralement affirmé que les « non-goûteurs » ne perçoivent pas le goût de cette série de composés comportant le groupe NCS.

Mais ceci n’est pas tout à fait exact car les nongoûteurs peuvent les percevoir pour des concentrations plus élevées, vraisemblablement à l’aide de mécanismes récepteurs différents.

Il faut noter qu’il n’y aurait pas de relation entre le caractère « nongoûteur » et le daltonisme.

Si l’on compare les sensibilités des sujets pour deux stimulus sucrés différents chimiquement, par exemple la thaumatine et la saccharine, on constate qu’il n’y a pas de prédictibilité possible : la sensibilité d’un sujet peut être inférieure à la moyenne du groupe pour la thaumatine et supérieure à la moyenne du groupe pour la saccharine ; un autre sujet peut présenter les caractéristiques inverses et ceci de manière statistiquement significative.

Les profils de sensibilité permettent d’apprécier graphiquement les différences interindividuelles de sensibilité dans une population et le calcul du coefficient de corrélation entre ces profils (r de Pearson) permet de donner un index quantitatif du degré de similitude des profils entre eux, validé statistiquement.

On peut comparer les profils de deux stimulus pour une collection de sujets et « mesurer » ainsi le degré de similitude d’action biologique de deux stimulus sur le système gustatif, ou bien comparer les profils de deux sujets pour une collection de stimulus et évaluer ainsi le degré de similitude de leur espace perceptuel personnel.

L’analyse multidimensionnelle permettra, quant à elle, de donner une représentation dans l’espace de l’ensemble de ces ressemblances, simultanément et non pas deux à deux comme le fait la corrélation.

L’espace gustatif résultant apparaît très multidimensionnel (la dimension de l’espace peut être supérieure à 10 pour 20 stimulus et 60 sujets) et continu. L’espace gustatif est continu.

On ne trouve pas de groupes bien distincts qui seraient relatifs aux quatre descripteurs : sucré, amer, salé, acide, si l’on utilise 20 ou 40 molécules.

Les profils de réponses des différents stimulus sucrés peuvent être très différents les uns des autres, tout autant que des stimulus amers.

Les stimulus amers sont également très différents les uns des autres.

Outre les stimulus sucrés et amers, d’autres stimulus de qualité non définie prennent place dans l’espace gustatif, dans des directions différentes de l’espace.

L’espace gustatif est multidimensionnel.

Contrairement à la vision des couleurs trivariée, la sensibilité gustative repose sur quelque(s) dizaine(s) de canaux d’information périphériques, ceux-là même que l’on espère identifier par le clonage et caractériser par l’étude en patch clamp des différents récepteurs iono- ou métabotropiques.

Chaque stimulus intéresse donc un ensemble de récepteurs particulier.

Les ensembles de récepteurs sensibles aux divers stimulus sucrés sont certainement chevauchants, mais chevauchants seulement et non identiques.

De même pour les stimulus amers. De même aussi pour tous les stimulus qui ne sont ni amers ni sucrés et qui, pour cette raison, ne sont pas bien identifiés ni mémorisés.

La perception gustative est différente pour chacun.

Cet aspect est matérialisé sur la représentation des plans factoriels de l’analyse par la dispersion continue des points représentant les sujets : chacun voit l’espace gustatif de son propre point de vue.

Si nous pouvons mesurer des intensités perçues par comparaison à un standard commun pour tous les sujets et même mesurer la sensibilité dans l’absolu en l’exprimant par le seuil de détection (ce qui permet d’objectiver les différences d’intensité perçues), nous ne pouvons pas exprimer les différences de perceptions qualitatives d’un sujet à l’autre.

Le morceau de sucre nous sert à qualifier la perception du goût que nous nommons sucré, mais la sensation que chacun ressent en le goûtant est incommunicable.

Le fait que tous les sujets soient répartis dans un vaste espace multidimensionnel nous apprend que, justement, nous ne percevons pas des sensations identiques.

Que l’espace soit continu signifie que chaque molécule est discriminée par l’ensemble des récepteurs gustatifs.

« L’image sensorielle » résultant de l’activation de certaines cellules comparativement à d’autres non activées réalise la signature du produit testé ; le stimulus produit une image discriminable de tout autre.

Ainsi, disposons-nous d’une infinie variété de perceptions gustatives différentes, ou « goûts » ou « saveurs » ou « qualités gustatives », comme Henning l’avait décrit en 1916.

Leur classification possible en termes de quatre catégories n’est pas la démonstration de l’existence de quatre saveurs uniquement, de même que la classification des couleurs en trois catégories ne signifie pas que nous ne voyons que trois couleurs.

Américains et Japonais utilisent un nombre de catégories en général supérieur à quatre pour classer intuitivement 13 stimulus gustatifs différents, le nombre de catégories pouvant aller jusqu’à neuf, voire dix selon les sujets, le nombre le plus fréquemment utilisé étant cinq, voire six. Dans ces conditions, pourquoi disposons-nous de quatre termes pour décrire nos perceptions gustatives, et seulement quatre ?

Relation entre sémantique et physiologie :

A – HISTORIQUE DE LA DESCRIPTION SÉMANTIQUE :

Les hommes n’ont pas toujours défini quatre qualités gustatives.

Aristote distinguait « dans les saveurs comme dans les couleurs, d’une part les espèces simples qui sont aussi les contraires, savoir le doux et l’amer, d’autre part les espèces dérivées, soit du premier comme l’onctueux, soit du second comme le salé, enfin, intermédiaire entre ces dernières saveurs, l’aigre, l’âpre, l’astringent et l’acide, à peu de chose près, telles paraissent être en effet les différentes saveurs ».

On peut traduire qu’il distribuait toutes les saveurs le long d’un continuum monodimensionnel à l’image du continuum de la vision des couleurs.

En 1751, Linné discernait dix qualités gustatives : « l’humide, le sec, l’acide, l’amer, le gras, l’astringent, le sucré, l’aigre, le muqueux, le salé ».

C’est seulement en 1824 que Chevreul distingua les sensibilités tactile, olfactive et gustative. Fick fut probablement le premier qui proposa, en 1864, une classification en quatre catégories.

Kiesow, en 1894, proposa de représenter le continuum des saveurs dans un espace à deux dimensions, chacun des quadrants étant marqué par l’un des quatre jalons « sucré, salé, acide, amer » conservé par Chevreul.

Mais en 1914, le chimiste Cohn considérait ces quatre qualités comme des modalités isolées, des classes indépendantes ; le psychologue Henning, en 1916, lui opposa des arguments en faveur d’un continuum de sensibilités (Kontinuirliche Reihe) arrangées autour des quatre descripteurs sémantiques : sucré, salé, acide, amer.

Il représenta les similitudes qualitatives entre les goûts des composés organiques ou minéraux à la surface d’un tétraèdre, jalonnant l’espace gustatif des quatre qualités aux quatre sommets.

Il plaçait, par exemple, le chlorure d’ammonium et l’aluminate de potassium entre le salé et l’acide, le bromure et l’iodure de potassium entre le salé et l’amer, etc.

De son fameux modèle tétraédrique, certains ne retinrent que les sommets et citèrent l’auteur, a contrario, comme le défenseur du concept de quatre qualités primaires indépendantes.

Se sont succédés dans l’histoire un espace monodimensionnel chez Aristote, puis un espace bidimensionnel avec Kiesow et enfin un espace tridimensionnel avec Henning.

Maintenant, nous sommes capables d’exploiter des calculs multidimensionnels à partir des données de la psychophysique, ce qui a permis à l’espace gustatif d’augmenter sa dimension.

B – VARIATIONS GÉOGRAPHIQUES OU VARIATION EN FONCTION DU LANGAGE :

Outre leur variation historique, les descripteurs gustatifs varient géographiquement, selon les langues.

En japonais, sucré correspond à un kanji qui se prononce de deux manières selon le sens qu’on lui attribue : soit U-MA-I pour « bon », soit A-MA-I pour « sucré ».

Il n’est pas évident de savoir si cette prononciation correspond au terme « sucré » français ou au terme « sweet » anglais. « Amer » utilise un kanji qui signifie « inconfortable », « mauvaise expérience ».

Les kanji japonais concernés évoquent une opposition et une chanson traditionnelle évoque deux rivières, l’une amère, qui n’est pas bonne à boire, et l’autre umai, bonne à boire.

En hébreu, le terme « amar » est traduit par amer et réfère à l’épisode selon lequel Dieu changea l’eau impropre à la consommation en eau potable pour son peuple.

Cette opposition « sucré »-« amer » semble assez générale et se confondre avec l’opposition « bon »-« mauvais ».

Que ce soit en Inde ou chez les Indiens d’Amérique latine, on retrouve toujours la confusion entre les différentes modalités sensorielles : goût, olfaction, somesthésie.

La richesse du vocabulaire varie d’une langue à une autre et il est bien connu que les Indiens d’Amérique utilisent une variété de mots plus riche que le Français pour décrire le piquant des piments.

Le nombre de mots supplémentaires correspond toujours à une meilleure discrimination au sein de la sensibilité somesthésique.

En anglais, par exemple, piquant se dit pungent, picking, pricking, pinching ou puckering.

On ne réussit pas à trouver de mots supplémentaires pour qualifier les « saveurs » proprement dites, au sens physiologique du terme.

C – EXISTE-T-IL DES DESCRIPTEURS SÉMANTIQUES DE LA PERCEPTION GUSTATIVE ?

Sucré, qui se disait « doux » avant l’arrivée du sucre, est l’adjectif formé sur le nom qui désigne expressément un objet concret, c’est le nom d’un produit, un prototype et non un descripteur.

De même pour salé qui désigne le goût du sel, substance pure et parfaitement définie comme le sucre.

Pour ces deux items, si les sujets n’expérimentent pas les mêmes sensations, du moins disposent-ils de manière constante d’un stimulus absolument identique et reproductible : l’Homme a pu s’accorder sur les termes.

De même, le goût acide est le goût de l’ion H+.

En ce qui concerne le goût amer et le goût acide, ceux-ci ne semblent pas si bien définis dans l’esprit des sujets lorsqu’ils sont encore naïfs par rapport à la dégustation expérimentale.

HCl et quinine offrent un grand pourcentage de confusion (de fait, 50 %, ce qui signifie que les sujets répondent au hasard).

Dans la culture de tous les jours, le sens des mots acide et amer n’est pas réellement acquis.

Dans trois cas sur quatre, le mot désigne des références pures chimiquement, bien réactualisées au quotidien, c’est le goût du sucre et le goût du sel, de l’acide.

Ce sont des prototypes, non des descripteurs de la sensation.

Le quatrième mot semble véhiculer l’aspect hédonique négatif éventuellement corrélé à l’effet toxique. Les vrais descripteurs sémantiques de la sensation n’existent pas plus en gustation qu’en olfaction : le seul descripteur pour définir le goût sucré de la d- ou de la l-sérine (différents entre eux et différents du sucre), c’est le nom du produit comme en olfaction.

Les vrais descripteurs sont multimodalitaires : ils ont pour nom « sole meunière » ou « truite à l’oseille », l’objet concerné est visuel, nommé, mémorisé par son nom, et son image « gustative » est olfactive, trigéminale tactile, thermique et chimique.

D – CONFUSION AVEC LE CARACTÈRE HÉDONIQUE :

Une confusion fréquente concerne le caractère hédonique, mis sur le même plan que la qualité : bon et mauvais servent à décrire ce que l’on est impuissant à nommer.

Cette tendance est bien naturelle puisque le caractère hédonique est le plus important pour le sujet.

À ce titre, ce qui est amer étant mauvais, on a tendance à définir comme amer tout ce qui est mauvais.

Pourtant, tout ce qui est mauvais n’est pas amer et tout ce qui est amer n’est pas identique.

L’analogie mentale se fait sur un critère hédonique et non qualitatif comme la description dichotomique d’Aristote.

Dans nos analyses basées sur des données objectives concernant la discrimination des stimulus par le système gustatif, nous retrouvons une superposition exacte du premier facteur (facteur prépondérant) et du caractère hédonique.

Autrement dit, le premier facteur oppose des produits sucrés et des produits amers sur une base expérimentale purement quantitative.

Dans ces conditions, doux, l’ancêtre de sucré, la traduction de « sweet », semble signifier bon, et « amer » semble signifier « mauvais ».

L’association entre astringent, amer, acide, mauvais, d’une part et doux, onctueux, bon, salé, d’autre part, traverse l’histoire : de faibles concentrations de sel sont jugées sweet dans un travail de Bartoshuk et al.

La traduction de sweet n’est pas évidemment « sucré », dans ce cas.

Quelques particularités du système gustatif :

Le système gustatif présente une saturation de la fonction qui relie l’intensité perçue à la concentration du stimulus.

La même observation est faite sur des enregistrements de nerf gustatif, indiquant que le phénomène est périphérique.

Que ce soit l’occupation des récepteurs ou les systèmes transducteurs, voire la synapse cellule sensorielle-neurone n’est pas claire.

Il est en tout état de cause important de considérer que des évaluations quantitatives ne peuvent se faire raisonnablement que sur une gamme de concentrations très limitée entre le seuil et cette saturation.

La partie de la fonction d’intensité assimilable à une fonction linéaire est très courte et souvent décalée d’un sujet à un autre.

Par exemple, la saturation pour le saccharose est bien amorcée à 80 g/L de saccharose (sucre) chez certains sujets, alors que maints expérimentateurs utilisent des concentrations supérieures.

L’apprentissage semble une fonction essentielle en gustation et aucune expérimentation ne peut donner lieu à un résultat en une seule fois, la sensibilité supraliminaire varie aisément dans un facteur 4 en concentration au cours de l’apprentissage et les seuils dans un facteur 10.

Une fois achevé pour un stimulus, l’apprentissage n’est pas généralisable à un autre, indiquant que toute fonction de reconnaissance, de détection ou d’évaluation de l’intensité nécessite une fonction de « reconnaissance de forme » de la part du système nerveux central.

Après l’apprentissage, et si toutes les conditions d’expérimentation sont idéalement rassemblées, le sujet humain est en revanche un instrument de mesure remarquablement constant et fiable.

La sensibilité gustative dépend de la température et ceci est stimulus-dépendant, c’est-à-dire que le sucre est plus sucré à chaud qu’à froid, tandis que la situation est un peu différente pour le fructose.

D’autres édulcorants ne voient pas leur « sucrosité » varier avec la température.

Ce phénomène a été observé en psychophysique sur l’homme et sur l’animal au cours d’enregistrements électrophysiologiques, mais les mécanismes sousjacents ne sont pas élucidés.

Le pH du milieu modifie également les propriétés organoleptiques de différents stimulus, de même que les constituants d’un milieu dans lequel on intègre le stimulus.

Par exemple, le fructose est 1,7 fois plus sucré que le saccharose dans le jus de citron à pH3 et seulement 0,8 fois aussi sucré que le saccharose dans le jus de pamplemousse à pH3.

Une large documentation traite de l’effet de l’âge, rassemblant des données toutes contradictoires.

Un consensus actuel entre les chercheurs semble se fixer sur la notion que l’âge modifierait la sensibilité olfactive en l’abaissant sans agir sur la gustation.

La mesure par électrogustométrie n’a pas montré d’effet de l’âge chez 192 sujets jusqu’à 85 ans, pourvu qu’ils soient exempts de pathologie, mais il faut noter que ce type de stimulation, s’il teste réellement la fonction des cellules sensorielles, ne teste pas toutes les voies de trandusction et notamment probablement pas les voies de l’AMPc ni de l’IP3.

Des expériences renouvelées, tenant compte des connaissances récentes des mécanismes de transduction, sont nécessaires afin de conclure sur cette question.

En outre, bien d’autres conditions, indépendamment de l’âge, peuvent modifier la sensibilité gustative, qui ne sont pas toujours discernées dans les études (traitements pharmaceutiques, interventions dentaires, etc).

La synergie est souvent un terme utilisé à tort dans ce domaine.

Seuls deux exemples de synergie sont actuellement documentés et reconnus en gustation : l’association de 5’-ribonucléotide monophospate (exemple : 5’ GMP [5’-acide guanosinemonophosphorique], 5’-IMP [acide inosine-monophosphorique]) et de glutamate monosodique entraîne une réponse, chez l’homme et chez l’animal, quantitativement supérieure à la somme des réponses des deux stimulus présentés séparément.

Lorsque la concentration présentée est telle que la réponse au GMP est nulle, la réponse au mélange des deux est supérieure à la réponse au glutamate monosodique seul.

Ceci est à distinguer de l’utilisation habituelle du terme « renforçateur de goût » qui désigne en général la propriété d’augmenter la palatabilité de l’aliment.

Par exemple, il se trouve que le glutamate lui-même est souvent présenté comme un agent de sapidité, « renforçateur de goût », ce qui signifie simplement qu’ajouter du glutamate rend le produit fini plus attirant.

Mais ceci rentre dans le même cas que l’aliment salé, plus palatable, plus attirant que l’aliment sans sel. Une autre synergie a été prouvée par Schiffman et al concernant la caféine, capable à 10-4 molaire, concentration non perceptible par l’homme, de rendre deux fois plus forte l’intensité d’une solution de certains stimulus sapides.

ADAPTATION ET ADAPTATION CROISÉE :

On peut observer et mesurer une réduction de l’intensité perçue appelée « adaptation » lorsque les stimulus sont présentés en succession. L’adaptation observée affecte différemment les stimulus variés utilisés et ne présente pas le caractère de réciprocité.

Elle dépend non seulement du stimulus mais aussi du sujet.

Elle constitue une bonne source d’information pour étudier les récepteurs communs capables de reconnaître différentes molécules.

Applications cliniques pour le diagnostic et l’exploration des dysfonctions gustatives :

L’exploration fonctionnelle et les troubles du goût ayant fait l’objet d’un autre chapitre, on abordera brièvement les difficultés et les possibilités du diagnostic.

Lors de la consultation, il convient de distinguer si le trouble est gustatif, olfactif ou trigéminal.

Le patient, de bonne foi, ne pouvant en identifier l’origine.

Dans la plupart des cas, la perte du « goût » reflète un déficit de la fonction olfactive.

La fonction olfactive peut être testée en donnant au sujet des flacons odorisés parmi lesquels des contrôles sont présentés en ordre aléatoire. Malheureusement, la plupart des odeurs, même pures chimiquement, comportent une composante trigéminale chimique notable.

Il faut sélectionner des odeurs à faible composante trigéminale et utiliser des concentrations faibles.

En ce qui concerne la gustation, on peut utiliser soit des stimulus chimiques, soit l’électrogustométrie.

Stimulant une surface de langue d’environ 5 mm² à l’aide d’un courant continu, l’électrogustométrie est une méthode rapide utilisable en milieu clinique.

Elle permet de tester la fonction des cellules sensorielles aussi bien que les voies nerveuses, puisqu’il s’agit d’une stimulation iontophorétique de la salive hydrolysée.

Cependant, elle ne teste que la sensibilité aux cations (Na+ : salé, H+ : acide, et d’autres cations présents dans la salive) ; elle ne permet pas de connaître la sensibilité des cellules aux stimulus organiques dont les voies de transduction passent par l’IP3 ou l’AMPc.

Si elle teste bien les voies gustatives, elle ne teste donc pas la fonction de tous les récepteurs périphériques.

Le niveau de courant qu’il faut appliquer pour obtenir un seuil gustatif ou un picotement d’origine somatosensorielle est très différent : il en résulte que l’on peut discriminer la sensibilité somesthésique de la sensibilité gustative grâce à l’électrogustomètre.

Il convient de se souvenir que l’électrogustomètre peut tester la sensibilité localement et donc permet de découvrir des zones d’agueusie sur la langue.

Du fait de l’innervation gustative multiple (quatre nerfs pour le moins sont concernés, les deux cordes du tympan et les deux glossopharyngiens), le patient n’a jamais conscience d’un déficit si celui-ci n’affecte qu’une fraction de la langue.

Il en résulte que peu de patients ont l’occasion de se plaindre d’un déficit gustatif qui puisse servir de piste pour le dépistage d’une pathologie neurologique.

Le test de la sensibilité gustative implique, en conséquence, que l’on réalise une cartographie sommaire dans le cas de seuils élevés.

Le test de patients âgés exempts de pathologie ne révélant pas de déficit lié à l’âge, toute observation de seuil anormalement élevé révélera, selon qu’il est général ou localisé, soit une thérapeutique médicamenteuse, soit une déafférentation, soit une pathologie (nous ne savons pas si les sujets âgés présentent un déficit au niveau des récepteurs de molécules organiques fonctionnant par les voies de transduction métabotropiques).

L’idéal pour tester la fonction gustative est bien sûr d’utiliser des solutions chimiquement pures de concentration connue.

Dans ce cas, il faut choisir des solutions non odorantes car on ne peut supprimer réellement l’information olfactive par voie rétronasale sans un dispositf pneumatique qui balaie les fosses nasales d’un courant d’air de 200 L/h.

Une présentation de stimulus par paires de concentrations variables et par encadrement selon la méthode de Dixon permet d’obtenir, par exemple, un seuil de détection en 5-7 minutes.

Il faut cependant considérer la nécessité d’un apprentissage pour que le sujet donne un seuil « normal ».

Avant tout apprentissage, celui-ci peut se trouver à des niveaux de concentration dix fois plus élevés qu’après apprentissage.

L’identification d’une saveur n’est pas recommandable du fait que, naturellement, les sujets humains se trompent dans 50 % des cas entre le goût acide et le goût amer.

La reconnaissance d’une solution de chlorure de sodium (salé) nécessite une familiarisation, le sujet ne connaisssant naturellement que le « trop salé » peut ne reconnaître spontanément la qualité « salée » que pour une concentration trop élevée par rapport à la normale.

La définition de cette « normalité » est par ailleurs très floue, du fait des différences interindividuelles de sensibilité d’origine génétique (dans un facteur 4-5 en concentration pour 67 % de la population et dans un facteur supérieur à 10 pour 95 % de la population).

Le diagnostic nécessite non pas un seul mais une batterie de tests complémentaires, simples mais minutieux.

De telles explorations sont actuellement en cours chez les cancéreux, en milieu dentaire et dans un service de neurologie.

Dans chacun des cas, des résultats nous renseignent sur l’effet de la chimiothérapie qui diminue temporairement la sensibilité gustative, des déafférentations trigéminales qui semblent modifier la sensibilité gustative, des stimulations électriques corticales qui semblent modifier la sensibilité linguale.

L’exploration fonctionnelle est, de fait, un terrain à défricher très prometteur, pourvu que l’on garde à l’esprit l’ampleur des différences de sensibilité individuelles, les effets de l’apprentissage et de la familiarisation sur la sensibilité, le grand pouvoir de discrimination du système gustatif qui se traduit par l’existence de saveurs différentes innombrables sans description sémantique possible, la nécessité de travailler sur des données quantitatives de mesure de la sensibilité et non pas de reconnaissance qualitative ou d’évaluation hédonique.

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